Le discours de la méthode d’un éminent sociologue
Fondapol | 06 décembre 2014
Michel Maffesoli, L’Ordre des choses, Paris, CNRS Éditions, octobre 2014, 266 pages, 20 €.
Il ne serait sans doute pas inconvenant que Michel Maffesoli, après un si beau parcours et un nombre aussi considérable de publications, nous livre son « testament ». Mais il refuserait à juste titre ce qualificatif, tant ce sociologue se réclamant de Dionysos a encore à nous apporter. Plutôt que d’un testament, on parlera plus volontiers d’un discours de la méthode, discours d’un sociologue jetant un regard rétrospectif sur son œuvre afin de dégager les principes majeurs qui ont présidé à sa construction.
La fin d’un monde
Il ne saurait y avoir de méthode qu’en rapport avec des contenus. On ne s’étonnera donc pas de trouver tout au long de l’ouvrage de multiples énoncés reprenant les thèses fondamentales de Maffesoli : la fin du paradigme unitaire qui fut le propre de la civilisation occidentale et qui lui a offert les clés de sa puissance (le Dieu Un, l’État Un, le sujet Un), le besoin de réenchanter le monde à l’issue d’une crise dont nous peinons à sortir, les manifestations d’un nouvel « ensauvagement », le retour du tribalisme, du nomadisme et de l’hédonisme, en particulier. Autant d’éléments caractérisant notre société « postmoderne », postmodernité dont notre sociologue s’est imposé au fil des ans comme le meilleur portraitiste, même s’il n’est pas l’inventeur de cette dénomination 1.
Combler le retard de la pensée
« Il y a actuellement une hystérésis, un retard dans l’évolution du savoir par rapport au Réel dont il dépend », écrit Maffesoli (p. 77), retard qu’avait signalé, dans un autre contexte, Henri Guillebaud dans Le principe d’humanité 2. Les raisons de ce décalage sont multiples. L’une d’entre elles tient au monde universitaire où règne « l’esprit-prêtre », très vieille pathologie souvent dénoncée par l’auteur 3 contre laquelle s’est toujours insurgée ce qu’il qualifie de « sensibilité mystique ». Une autre est la mauvaise spécialisation, que Maffesoli, usant d’un beau néologisme, appelle « oligognosie », ce rétrécissement de la pensée affectant tous les « experts » (ou prétendus tels) des sciences humaines. Une troisième est l’obsession des impératifs, nos intellectuels se drapant dans le costume de moralistes et oubliant que « décrire n’est pas prescrire » (p. 149). Maffesoli vante « l’amoralisme de la phénoménologie », et s’il cite abondamment Heidegger, c’est sans doute un peu par provocation (au moment où ressurgit pour la énième fois une « affaire Heidegger », baudruche qui se dégonflera aussi rapidement que les précédentes), mais aussi et surtout parce que le philosophe allemand est le parfait contre-exemple d’une pensée moralisante.
Combler ce retard de la pensée est une urgence qui n’est pas seulement intellectuelle, mais aussi sociétale, aucun groupe humain n’étant capable de vivre harmonieusement si ne lui est offerte une parole exprimant les dominantes de son vivre-ensemble. D’où la répétition, à quatre reprises, de la formule « il est temps » à la dernière page du livre.
Un langage à la hauteur du Réel
Retard de la pensée, inadéquation du langage. Quand la parole est déphasée, les discours ne sont plus que des « moulins à prières » sans efficience et qui n’ont plus le moindre impact sur ceux qui les reçoivent. Là encore, il ne s’agit pas seulement d’une exigence théorique, même si celle-ci est loin d’être négligeable. L’enjeu est sociétal, car ce n’est qu’en nommant le moins mal possible le vécu du groupe qu’on permet « un accroissement et un approfondissement du vivre-ensemble » (p. 42).
Le Réel éclaté et pluriel qui est désormais (et sans doute pour longtemps) le nôtre exige une langue plus souple, plus fluide, dont l’oxymore est l’une des tournures les plus pertinentes, d’où le recours fréquent de l’auteur à cette figure rhétorique : « enracinement dynamique », « instant éternel », « penser passionné », « raison sensible », etc.
Faire son deuil des dualismes et abandonner les pourquoi
Un « mépris du voir » continue à caractériser nos théories (infidèles en cela à l’étymologie du mot grec). Un esprit tout entier branché sur le Métaphysique ne peut qu’être insouciant du Physique, et Maffesoli se demande si les désastres écologiques que nous connaissons ne sont pas l’effet de ce mépris millénaire de la réalité naturelle ou sociale. Contre ce mépris, il convient de réhabiliter la « complétude », il convient d’œuvrer à relier inlassablement la raison et les sens, de relier ce qui semble apparemment disparate en préférant l’analogie à la dissection des faits, et la « logique contradictorielle » aux synthèses artificielles. C’est la méthode qu’avait pratiquée Michel Maffesoli depuis bien longtemps, sans qu’il ait songé à en expliciter les principes : c’est à présent chose faite.
Florilège
A titre exceptionnel, et pour donner un aperçu de la plume de Maffesoli, j’offre pour terminer ce compte rendu un échantillon des plus belles expressions de l’ouvrage, dont l’écriture comblera les plus exigeants.
« Il faut savoir s’accorder à la tendre cruauté de l’ordre des choses. »
« […] ces garderies d’enfants attardés que sont devenues les universités. »
« […] la logique contradictorielle, celle où le contraire ne se dépasse pas en synthèse. »
« Tout ʺinstituant ʺ se rigidifie en ʺ institué ʺ. »
« Savoir baguenauder autour d’une pensée centrale. »
« Les esprits libres n’aiment pas les solutions. Les esprits asservis, tels des pourceaux dans leur fange, s’y complaisent à loisir. »
« Agir, ce n’est pas dominer, mais, avec discernement, se joindre au déploiement des choses. »
« La parole vivante est, à terme, toujours plus forte que les dogmes éculés. »
« Dire oui tout de même à une existence précaire et précieuse à la fois. »
« Le « choc » de l’énamourement s’achève en conjugalité ennuyeuse. »
Crédit photo : A not very creative mind.
1- C’est dans L’homme postmoderne, écrit en collaboration avec Brice Perrier (Paris, François Bourin, novembre 2012) que Michel Maffesoli a présenté le résumé à la fois le plus complet et le plus accessible de ses thèses. On pourra lire le compte rendu que j’ai rédigé de cet ouvrage, publié sur ce même site en janvier 2013 sous le titre Un homme de retard ?
-2- Henri Guillebaud affirmait : « La pensée est en retard », dans son livre Le principe d’humanité (Paris, Le Seuil, 2001, p. 30).
-3- On se reportera en particulier à son ouvrage Les nouveaux bien-pensants, écrit en collaboration avec Hélène Strohl (Paris, Éditions du Moment, janvier 2014), dont j’ai rédigé le compte rendu, publié en février 2014 sur ce site. Avec ce troisième compte rendu, je deviens le « docteur ès-Maffesoli » du site Trop Libre.
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