Le nazisme : une utopie ?

15 avril 2014

ADOLPH HITLERLe nazisme : une utopie 1 ?

Frédéric Rouvillois, Crime et utopie / Une nouvelle enquête sur le nazisme, Paris, Flammarion, février 2014, 359 pages, 23 €.

Même ceux qui, tel le regretté François Furet 2, ont eu le courage intellectuel de comparer communisme et nazisme, ont hésité à franchir le pas menant à considérer le nazisme lui-même comme une utopie. Il semblait aller de soi qu’une idéologie telle que le communisme, parce qu’elle visait l’émancipation du genre humain, relevait du genre utopique, tandis que le nazisme destructeur se réduisait à une folie nihiliste très éloignée de la générosité propre aux systèmes utopiques. Considérer le nazisme comme  une utopie apparaissait comme une scandaleuse façon de disculper cette  idéologie, en tout cas comme une douteuse tentative de lui accorder une visée émancipatrice la  rendant indifférenciable du communisme.

L’un des principaux mérites de la très sérieuse enquête conduite par Frédéric Rouvillois est de démontrer la dimension utopique de l’idéologie nationale-socialiste, tout en insistant sur le fait qu’une telle démonstration, loin d’édulcorer l’horreur du nazisme, le rend plus inquiétant encore. « Il n’y a pas d’utopie innocente », affirme l’auteur dès l’introduction du livre. Construire un paradis sur terre fut la visée de tous les utopistes, et gommer cette ambition inscrite au cœur de l’idéologie nazie rend incompréhensible la séduction qu’elle a pu opérer sur tout un peuple.

Aux sources du fantasme

Sans une extraordinaire conjonction entre des traits culturels d’origines multiples, le nazisme n’aurait pu s’imposer. Parmi ces traits, la recherche teintée de romantisme, tout au long du XIXe siècle, d’une origine perdue, celle d’un grand peuple originaire que le De Germania de Tacite (l’un des livres préférés des nazis) peut donner l’impression d’entrevoir. Mais aussi et surtout l’ensemble des discours eugénistes, les théories de Galton, le cousin de Darwin, ayant séduit de multiples « intellectuels » (philologues, médecins, biologistes, etc.) 3 qui viendront alimenter les délires des dignitaires du parti national-socialiste. Citons par ordre chronologique Ernst Haeckel ; deux de ses disciples, le Docteur Alfred Ploetz et  Willibald Hentschel, dont le « Jardin des Hommes » (Menschengarten) fit rêver les nazis, et qui créa le mouvement de jeunesse des Artamanen, dont Himmler fit partie ;  Richard Walter Darré, dont le rôle fut éminent, et bien d’autres encore. Sans négliger les innombrables rameaux d’une nébuleuse ésotérique, que les travaux de l’historien Nicholas Goodrick-Clarke ont fait connaître au grand public 4, et dont les principaux gourous semèrent des graines dans les cerveaux des pères fondateurs du nazisme.

Monstruosité de l’utopie

Mais s’agissait-il de retrouver la race pure  des Germains ou de la fabriquer? Les tenants des deux courants ne cessèrent de s’affronter jusqu’à l’écroulement final du système. Aux « essentialistes », qui, tels Darré ou Rosenberg, refusaient l’idée d’un homme nouveau (qui fut davantage prisée par le fascisme italien 5), s’opposaient les évolutionnistes s’inspirant des méthodes de sélection utilisées par les éleveurs. Malgré ces querelles, les uns et les autres avaient tous pour ambition de « supprimer le hasard », ce qui caractérise toutes les constructions utopiques, et la certitude que les actions moralement choquantes qui devaient être menées, depuis l’élimination des handicapés jusqu’à la « solution finale », n’étaient que des moyens au service d’un but grandiose : celui de la création d’un paradis terrestre. Essentialiste ou non, « l’utopie raciste est logiquement génocidaire », affirme avec force l’auteur (p. 239). Et la guerre qu’il fallait mener était moins une guerre mondiale qu’une « grande guerre raciale » (dixit Goering).

Utopie et totalitarisme

Comment passer de l’idée à son application autrement que par la « mise au pas » (Gleichschaltung, mot clé du nazisme selon Klemperer, dont LTI, la langue du Troisième Reich 6, est devenu un classique) ? Il ne saurait y avoir aucune autre voie que celle consistant, ainsi que l’écrivait l’auteur de LTI,  à « tout organiser et tout centraliser le plus rigoureusement possible ». En ce sens le nazisme est peut-être plus totalitaire par essence que le communisme, la route vers la société sans classe permettant plus de souplesse  que la réalisation d’une utopie raciale. « L’approche biologique ne saurait être que totale », note Rouvillois. Entreprendre de « corriger la nature », mettre fin au hasard des naissances, créer la race pure, ces objectifs exigent pour être visés un système totalitaire ne laissant rien en dehors de sa puissance. Qu’est-ce en définitive qu’un totalitarisme, sinon « une utopie qui a eu les moyens de réaliser sa logique mortifère » (p. 24) ?

Utopie et nihilisme

A ceux qui considèreraient encore que les aspects les plus intolérables du nazisme sont contradictoires avec son inscription dans l’ensemble utopique, Frédéric Rouvillois reproche leur méconnaissance de la pensée utopique. En multipliant les références aux textes connus et moins connus de ce vaste ensemble littéraire, il a beau jeu de nous convaincre que les nazis sont simplement ceux qui ont eu la possibilité historique de mettre en pratique ce que d’innombrables rêveurs n’avaient fait qu’imaginer. Tout n’est-il pas déjà dit dans Mein Kampf, lorsqu’Hitler affirme que « la souffrance passagère d’un siècle peut et doit délivrer du mal les siècles suivants », ajoutant que le « monde n’appartient qu’aux forts qui pratiquent des solutions totales » ?

Que le nazisme ait été infiniment destructeur, nul ne songe à le nier. Mais négliger le fait que les entreprises de destruction qu’il a diaboliquement mises en œuvre avaient toutes pour objectif de « refaçonner une Terre plus belle qu’aujourd’hui » (Himmler, le 18 février 1937), considérer comme anecdotique le fait qu’Hitler se réjouissait de ce que ses « camarades du parti aspirent à l’impossible », gommer les multiples proclamations semblables à celle de Robert Ley, chef du Front Allemand du Travail, « nous avons trouvé le chemin de l’éternité », n’est-ce pas se condamner à demeurer aveugle à une dimension fondamentale du nazisme ?

La preuve par l’extrême

Opposons enfin à ceux qui rechigneraient encore à inscrire le nazisme au sein de l’ensemble utopique un dernier argument. Si le nazisme n’avait pas été quelque chose comme une religion, s’il avait simplement habillé d’un langage trompeur une volonté hégémonique, pourquoi aurait-il risqué de perdre la guerre pour mener à bien son projet d’élimination des Juifs d’Europe ? Choisir d’éliminer une main d’œuvre dont le système avait le plus grand besoin, mettre en route des convois à quelques semaines de la défaite, prendre les décisions qui, à partir de 1942, ont précipité l’Allemagne nazie vers la défaite, n’est-ce pas purement et simplement aberrant si on arrache ces décisions à ce contexte utopique ? Seule une utopie peut à ce point faire fi des considérations économiques les plus évidentes, seule une doctrine d’essence religieuse peut amener les hommes à pénétrer insensiblement dans « un autre monde, un monde où le réel n’a plus cours » (p. 257).

Philippe Granarolo

Crédit  photo: Flickr: Recuerdos de Pandora

[1] Certains lecteurs s’étonneront, voire seront choqués du fait, qu’on puisse classer sous la rubrique  « utopie » une idéologie réservant le bonheur à une partie seulement de la population, et la souffrance, voire la destruction, à une autre partie. N’aurait-il pas été préférable de parler de « dystopie » ou d’ « anti-utopie », termes généralement utilisés pour désigner des romans tels que Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou 1984 de George Orwell, pour ne citer que les plus connus ? Mais à partir du moment où Frédéric Rouvillois démontre le caractère pervers de toute utopie, cette distinction devient sujette à caution. En paraphrasant l’auteur, ne pourrait-on pas affirmer que toute utopie, dès lors qu’elle connaît ne serait-ce qu’un début d’application, devient inévitablement dystopie ?

[2] François Furet, Le passé d’une illusion / Essai sur l’idéologie communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995. J’ai pu personnellement vérifier à quel point comparer communisme et nazisme demeure intolérable à beaucoup, lorsque j’ai organisé dans ma ville, en 2004, une exposition destinée à célébrer le quinzième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, intitulée « Tous les murs ne sont pas tombés ». Les panneaux de l’exposition que j’avais alors installée sont visibles sur mon site : http://www.granarolo.fr/medias/exposition-tous-les-murs-ne-sont-pas-tombes.html

[3] On pourra sur ce point se reporter au compte rendu que j’ai rédigé sur ce même site, sous le titre L’ombre de cette Université, de l’ouvrage de Max Weinreich, Hitler et les professeurs, Paris, Les Belles Lettres, 2013. http://www.trop-libre.fr/le-marche-aux-livres/lombre-de-cette-université

[4] D’innombrables ouvrages, le plus souvent très fantaisistes, ont été consacrés aux sources ésotériques du nazisme. Le livre de l’historien britannique Nicholas Goodrick-Clarke, Les racines occultes du nazisme (traduction française, Camion Noir, 2011) fait exception. Il est généralement considéré comme faisant preuve d’une réelle rigueur universitaire.

[5]  On se reportera à l’excellent recueil issu du colloque qui s’est tenu en mars 2000 à l’IEP de Paris, L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), Paris, Fayard, 2004.

[6] Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich, Paris, Albin Michel, 1996.

 

 

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