Le pouvoir est-il soluble dans la morale ?

19 avril 2013


19.04.2013Le pouvoir est-il soluble dans la morale ?

Tragédie de la défiance

Les  effets comiques involontaires de la communication gouvernementale sur la « transparence », que l’on mesure sur les réseaux sociaux comme dans les sketches des humoristes qui s’en donnent à cœur joie, ne sont pas en mesure d’effacer la tragédie véritable qui se joue dans les profondeurs de notre vie politique.

Cette tragédie est celle d’un pouvoir confronté à la défiance radicale des citoyens. L’affaire Cahuzac n’en est pas le premier acte mais le paroxysme. Depuis plusieurs décennies, la montée constante du soupçon, de la colère et de l’indifférence à l’égard du personnel politique se lit dans les enquêtes d’opinion. Les courbes de popularité de nos présidents marquent une accélération du phénomène. A chaque quinquennat, la lune de miel entre l’hôte de l’Elysée et les Français est plus courte, le divorce plus violent.

Cette crise défiance se traduit également dans les urnes, où l’abstention et le vote protestataire progressent à chaque échéance. Elle revêt aujourd’hui une dimension inédite : l’opposition républicaine n’apparaît plus comme une alternative crédible.

Trouble transparence

Face à ce qu’il faut bien appeler une pathologie de la démocratie, la cure de transparence imposée au gouvernement et aux élus n’est pas le remède adapté. Il est en effet peu probable que les mesures annoncées réconcilient les Français avec leur classe dirigeante. Pire, cette mauvaise médecine risque d’entraîner des effets secondaires délétères.

C’est bien sûr le cas des déclarations de patrimoine des ministres. Qui croira qu’elles sont gage de probité ? Au même titre qu’une déclaration fiscale, elles peuvent parfaitement être falsifiées : Jérôme Cahuzac n’aurait évidemment pas fait état de tous ses avoirs sur le site du gouvernement… Ce fichage patrimonial risque en revanche d’instaurer une prime au moins nanti, écartant du pouvoir des dirigeants compétents qui auront le tort d’être aisés.

La prochaine loi sur les conflits d’intérêt, qui doit renforcer les incompatibilités professionnelles, charrie elle aussi son lot d’effets pervers.  Comment établir ces incompatibilités ? Un médecin doit-il arrêter de pratiquer parce qu’il siège à la Commission des Affaires sociales ? Un avocat doit-il refuser de plaider parce qu’il siège à la Commission des Lois ?  S’il n’est pas strictement encadré, le texte promis ne manquera pas de dissuader nombre de vocations politiques. Les fonctionnaires élus, certains de retrouver leur poste une fois leur mandat terminé, n’ont en revanche aucun souci à se faire. Déjà surreprésentés parmi nos dirigeants, leur rôle s’en verra renforcé.

Quant à la Haute autorité de moralisation, censée scruter les finances personnelles des dirigeants, elle risque de supplanter le contrôle parlementaire, dont il eût fallu, au contraire, renforcer les moyens d’enquête. Retirer la fonction de surveillance aux élus, c’est l’éloigner des électeurs. C’est surtout alimenter le soupçon qui pèse sur les membres des Assemblées, en laissant accroire qu’ils ne sont pas en mesure d’exercer ce contrôle.

Les illusions de la moralisation 

Plus fondamentalement, le projet de « moralisation » du personnel politique est une dangereuse illusion. On le sait depuis Machiavel : espérer que la politique soit morale c’est en ignorer la véritable nature. Montesquieu explique lui-même que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. »[1]

Aussi, au lieu d’exiger de nos gouvernants qu’ils soient tous l’âme pure, il faudrait en premier lieu s’assurer qu’ils n’abusent pas de leurs prérogatives en instaurant enfin un véritable contrôle réciproque des pouvoirs en France.

« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.»[2], nous explique l’auteur de L’Esprit des Lois.

Le contrôle du pouvoir passe par sa division et « la faculté d’empêcher » confié à chacune de ses composantes. C’est cette « modération » du Pouvoir par un système de contrôle et d’équilibre (checks and balances) que demandait naguère Montesquieu. Plus de deux siècles après son inscription dans la Constitution américaine, il est temps qu’elle se traduise dans le droit de notre pays, où elle a été imaginée.

Entre-soi

De fait, la crise actuelle de la démocratie n’est pas morale mais organisationnelle.

Ce n’est pas la moralité des acteurs que le peuple regarde avec défiance mais le fonctionnement même de notre vie politique. Les citoyens ont le sentiment que les dirigeants, politiques mais aussi médiatiques, forment un monde clos sur lui-même, un entre-soi où règne la connivence, où les règles communes ne s’appliquent pas, où tous les arrangements sont possibles.

Restaurer le contrôle démocratique

Afin de restaurer la confiance, il s’agit de rompre avec l’homogénéité de la classe politique par l’instauration de nouvelles règles du jeu. Pour donner une première respiration à notre système représentatif, l’interdiction du cumul des mandats mais aussi leur limitation dans le temps sont impératifs. Il s’agit de réaffirmer que la politique n’est pas une carrière mais une mission.

Par ailleurs, la défiance envers le pouvoir est le signe d’un vieillissement de ses structures. Nos institutions, dans leur état actuel, créent une solidarité de fait entre l’exécutif et le législatif. Pensée par le général de Gaulle pour stabiliser et rationaliser le travail parlementaire, la Vème République a également eu pour effet de l’anesthésier.

Si elles sont plus puissantes qu’on le dit dans les textes, les Assemblées sont, dans les faits, prisonnières du fait majoritaire et ne jouent pas leur rôle de contre-pouvoir, notamment en matière d’investigation. Il s’agit donc de leur donner de nouvelles prérogatives ainsi que les moyens humains et financiers qu’exige leur fonction de contrôle.

Une part de proportionnelle pour restaurer la confiance

Il s’agit surtout de rompre les solidarités qui s’installent automatiquement entre le gouvernement et la majorité parlementaire, à chaque début de mandature.

Une dose sérieuse de proportionnelle aux élections législatives permettrait de porter au pouvoir non plus un seul parti dominant mais une coalition de formations indépendantes les unes des autres. Élus et ministres seraient dès lors d’autant plus prompts à se surveiller qu’ils appartiennent à des familles politiques différentes.

Cela obligerait également la représentation nationale à intégrer les affrontements idéologiques qui traversent l’électorat. La défiance des citoyens tient aussi au sentiment que leurs représentants… ne les représentent plus, que le parlement qui n’est plus la caisse de résonance de leurs préoccupations. En excluant les partis minoritaires, en particulier les extrêmes, le mode de scrutin actuel renforce de fait la rupture entre les citoyens et la vie politique. Il faut d’urgence en changer.

Libérer la presse

Les médias ne peuvent être exclus de cette nécessaire séparation des pouvoirs. Sujets à la même méfiance que les responsables politiques, ils  sont soupçonnés d’appartenir à ce même cercle exclusif où règne la connivence.

Pour la presse comme pour les politiques, les artifices de la transparence sont illusoires. Une fois encore, le salut est dans le changement des règles de fonctionnement : il passe par une grande loi de séparation du pouvoir et de la presse.

Un premier article pourrait ainsi interdire la détention de titres de presse par des actionnaires importants de société dépendant des commandes de l’État. Il faut aussi refondre le soutien public à la presse : qui ne voit que la très grande réticence de nombreux médias à la limitation des dépenses publiques tient au fait que beaucoup d’entre eux -et pas seulement dans le secteur public- dépendent pour leur survie même des subventions d’État ?

Un second volet mettrait un terme au rôle trouble de certaines agences de communication et de publicité, qui se situent au carrefour de relations informelles entre les pouvoirs politique, économique et médiatique. En drainant les annonceurs vers les medias, ces agences sont aujourd’hui en mesure de peser sur leur ligne éditoriale, au profit de certains intérêts politiques ou financiers. Les contrats publicitaires, principale source de revenus de la presse, doivent donc être strictement encadrés pour créer les conditions de l’indépendance des rédactions.

Le pouvoir ne doit plus être un lieu de connivence

En définitive, pour sortir de la crise démocratique que nous traversons, point n’est besoin d’imposer une opération « mains-propres » aux différents pouvoirs, qu’ils soient politiques ou médiatiques.

Il s’agit simplement de changer les règles du jeu démocratique pour contrarier les liens de connivence qui paralysent le débat public.

Un tel changement devrait permettre le renouvellement de la sociologie du pouvoir.

Comme l’avait très bien vu Althusser,[3] c’est justement en termes sociologiques que raisonnait Montesquieu : la plus belle séparation juridique des pouvoirs n’aurait aucun sens, disait-il si « le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers ». Alors « tout serait perdu ». N’est-ce pas précisément la situation française ?

Christophe de Voogd et Alexis Benoist

Crédit photo: Flickr, quinet


[1] De l’Esprit des Lois, Livre XI, chap. 4

[2] Ibid.

[3] L. Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire ;

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