Le président Morsi et «la main invisible» de l'armée égyptienne
Fondapol | 03 septembre 2012
Des militaires omniprésents
L’armée est un acteur indéniable non seulement politique mais économique en Égypte. Il est très difficile d’estimer le poids économique de l’armée car rien n’est communiqué là-dessus. De même le budget officiel de l’armée est caché[1]. Le parlement n’a pas de droit de regard sur l’activité de l’armée.
Les entreprises contrôlées par les militaires représenteraient de 15 à 40% du PIB selon les chiffres qui circulent. L’armée est présente dans des secteurs aussi divers que l’industrie de l’armement, le tourisme, l’immobilier, la finance et l’industrie manufacturière. En décembre 2011, l’armée a prêté un milliard de dollars à la banque centrale égyptienne, une anecdote qui en dit long sur sa puissance financière.
Une décision populaire
Ce n’est pas un hasard, si la bourse égyptienne a décollé après le renvoi de Tantaoui. Hassan Moali écrit dans le journal algérien el-Watan: Le « renvoi » des militaires a été « béni » par la Bourse du Caire, qui a réagi par une hausse de 1,5% de l’indice de référence EGX-30. « Les annonces de M. Morsi sont perçues comme pouvant favoriser la stabilité du pays », estime l’analyste financier Moustafa Badra, (cité par l’AFP).
Les manifestants, place Tahrir, qui ont en partie soutenu Fotouh à l’instar de Wael Ghonim[2], ont acclamé la décision « révolutionnaire » de Morsi, mot repris par l’ensemble de la presse égyptienne.
L’échec de l’armée à maintenir l’ordre dans le Sinaï face à des groupes djihadistes a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le CSFA s’était déjà discrédité en raison du scandale provoqué par l’usage de la torture sur des manifestants, l’obligeant à présenter ses excuses en novembre 2011.
Le modèle turc
Les Frères musulmans, qui détiennent la majorité au Parlement et la Présidence de la République, ont en tête le précédent turc. En 2002, le parti islamiste modéré, AKP, gagne les élections législatives dans un pays à l’économie exsangue et usé par les militaires qui contrôlent le pouvoir politique. Le Premier ministre turc Erdogan et le Président Gül (élu en 2007) ont libéralisé le régime politique et l’économie. Ils ont été victorieux dans leur bras de fer avec l’armée qui a essayé par tous les moyens de reprendre le pouvoir notamment par des tentatives de coup d’État comme dans l’affaire Ergenekon. Aujourd’hui, la Turquie possède une économie prospère, le respect des droits de l’Homme et de la minorité Kurde a progressé sous le mandat de l’AKP.
Gare à l’angélisme
Nous ne devons pas être angéliques pour autant. Les frères musulmans comme l’AKP ne sont pas des grands progressistes notamment en matière de mœurs. C’est pour cette raison qu’on les accuse de vouloir imposer une dictature islamiste. Cependant, les dix ans de pouvoir à l’AKP ont été plutôt rassurants, même si la Turquie a encore beaucoup de progrès à faire en matière de respect des droits de l’Homme.
En Egypte, Moubarak avait déjà scellé un pacte avec les éléments les plus conservateurs de la société égyptienne. Lors de la pandémie de grippe porcine en 2009, l’Etat égyptien n’avait pas hésité à abattre tous les porcs du pays sans aucun dédommagement pour les éleveurs qui étaient de confession copte. Le blogueur Karim Amer avait été condamné en 2007 pour injures à l’Islam après avoir exprimé son refus de la religion et son athéisme.
Les Frères musulmans seront hostiles à toute tentative de dépénalisation des atteintes au sacré et à l’avancée des droits de la minorité copte ou des homosexuels[3]. Les chrétiens restent des « dhimmis » pour la confrérie même si elle s’oppose à la violence politique et qu’elle a condamné les attentats de la Saint Sylvestre dans des églises coptes en 2011. Un nouveau clivage apparaîtra dans la société égyptienne entre les libéraux qui voudront complètement démanteler l’appareil répressif de l’ancien régime et les conservateurs comme les Frères musulmans qui voudront le conserver pour censurer l’athéisme et les clips vidéos jugés offensant aux bonnes mœurs. Il ne faut pas oublier que la société égyptienne reste très conservatrice, par exemple la répression de l’homosexualité et l’idée de la femme au foyer obéissant à son mari continuent de faire de l’objet d’un relatif consensus[4].
Work in progress ?
Il revient aux acteurs de la société civile et aux libéraux égyptiens de se mobiliser pour faire évoluer les mentalités et la loi sur ces sujets là dans le cadre démocratique nouvellement établi en Égypte.
Cependant, si l’on reste dans l’opposition militaires/Frères musulmans avec deux camps qui se disputent le titre de champion du conservatisme, les perspectives de libéralisation resteront minces. L’amélioration du respect des Droits de l’Homme en Egypte sera indéniablement un chemin long et tortueux que seul le peuple égyptien souverain pourra accomplir.
On ne peut que saluer la mise au pas de l’armée en Égypte et la construction d’un pouvoir civil démocratique. Il est aussi impératif que l’Égypte mène les réformes économiques nécessaires pour attirer les investissements directs étrangers et faire redémarrer l’activité économique franchement morne. Cependant, la société égyptienne reste conservatrice et il faut lui laisser le temps de s’approprier la démocratie.
Etienne Borocco.
Crédit photo : Flickr, Manon Aubel
[1] En 2010, le budget officiel de l’armée était de 5 milliards de dollars (dont 1,3 milliards d’aide américaine) soit 2,3% du PIB environ. On estime à plus de 450 000 hommes l’effectif des forces armées égyptiennes.
[2] Cadre chez Google, Wael Ghonim est devenu un symbole de la contestation sur les réseaux sociaux après avoir administré la page « nous sommes tous des Khalel Saïd » en hommage au blogueur battu à mort pour avoir dénoncé la corruption des forces de l’ordre.
[3] L’homosexualité est passible de cinq ans de prison en Egypte pour «violation des enseignements de la religion et propagation d’idées dépravées et dépravation sexuelle».
[4] Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet: les femmes veulent l’égalité dans la construction de la nouvelle Egypte, Amnesty International, Octobre 2011
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