Le rôle de la fonction culturelle dans les fonctionnements sociaux. Comment relever le défi ?

Patrick Boulte | 23 août 2015

Le rôle de la fonction culturelle dans les fonctionnements sociaux. Comment relever le défi ?Dongdaemun History & Culture Park Interior 7: Central Stairs

Troisième article de la série L’individu contemporain au défi de l’existence : les ressources intérieures de la solidité individuelle.

Patrick Boulte

3. Le rôle de la fonction culturelle dans les fonctionnements sociaux. Comment relever le défi ?

3.1 – l’organisation sociale

Si, dans le fonctionnement des sociétés, le politique a pour fonction de débattre des objectifs communs et définir la stratégie pour les atteindre, il ne lui appartient pas de constituer ce qui fait sens commun pour leurs membres. À ces derniers appartient, en propre, la tâche, d’élaborer et d’entretenir le substrat culturel de la collectivité qu’ils forment et de s’y reconnaître. La réalité de ce substrat se manifeste par la capacité de s’entendre tacitement ou à demi-mot, de se faire confiance sans avoir à se connaître personnellement. Mais cela suppose que chacun, pour ce qui le concerne, se donne l’armature personnelle nécessaire, se soucie d’accéder à la culture commune, voire de la transmettre, culture qui ne se résume, ni à un modèle, ni à un objet de consommation.

Or, chacun peut faire le constat que cette fonction essentielle est mise à mal sous l’effet, essentiellement de deux facteurs – et non, comme on pourrait être tenté de le croire, d’un troisième facteur qui serait la diversification des origines culturelles des citoyens -. Le premier facteur est le désintérêt des individus pour l’effort requis, faute, sans doute, d’en mesurer l’enjeu pour eux-mêmes, pour leur propre solidité, distraits aussi qu’ils sont par les changements incessants de leur environnement et des objets de leurs désirs. Faute d’investir la fonction qui leur revient, celle de constituer la culture commune, ils amènent le politique à remplir le vide et à donner des éléments de sens qui ne sauraient en aucun cas être déterminés par les processus de la décision politique. Ce n’est ni dans ses capacités, ni dans son rôle.

Un tel glissement s’est produit de façon déterminée sous des régimes totalitaires. Aujourd’hui, il se produit insidieusement dans des pays à régime démocratique, sans que la nature et les conséquences d’un tel dysfonctionnement aient été encore analysés. On peut se poser bien des questions à ce sujet, questions qui mériteraient d’amples développements. Parmi celles qui viennent à l’esprit, on peut évoquer la pertinence qu’il y a à confier à une décision politique, qui reflète nécessairement l’équilibre des forces et les perceptions collectives du moment, le soin de juger de l’histoire et d’en fournir une interprétation pour les générations futures. Que devient, dans ces conditions, la mémoire encore détenue par les lignées familiales ou celle des institutions ? À les laisser de côté, ne contribue-t-on pas à continuer à se reposer sur nos acquis, à amincir et à fragiliser encore davantage le ciment culturel de nos sociétés, à relativiser l’enjeu de sa production et à relancer le processus de report de la fonction culturelle sur le politique, mal outillé pour la porter. Mais, il y a plus grave. Est-ce à la fonction politique qu’il revient de déterminer ou de contrôler le système de repères qui sert aux individus à se construire ? Pour avoir cru que les appareillages étatiques pouvaient, à bon droit et à bon escient, assumer un tel rôle et même le revendiquer, on en est arrivé, pour ne pas être en contradiction, ni avec l’interdiction en République de faire acception des personnes, ni avec le principe de laïcité, à nier sa nécessité et à ne pas se soucier des conséquences qu’il y a à laisser les individus dans une telle déshérence.

3.2 – Le recours aux institutions porteuses de systèmes de pensée

Qu’en est-il, par ailleurs, des institutions porteuses de systèmes de pensée et de croyances, dont la fonction est précisément de fournir aux individus un système d’orientation et de repérage pour la construction d’eux-mêmes ? (9) Pour autant qu’elles soient admises à l’exercer – ce qui ne va pas de soi dans la mesure où l’appauvrissement du substrat culturel va parfois de pair avec la négation de leur rôle -, elles n’ont pas encore toutes pris la mesure d’un tel besoin dans les sociétés individualisées. Au mieux, leur appareillage cognitif, artistique, rituel, est formaté pour produire des concepts, des normes, des signes, des rites, constitutifs d’une culture partageable, sans nécessairement atteindre son objet. Elles ne s’en révèlent pas, pour autant, aptes à étayer la démarche de construction de soi que l’individu est amené à entreprendre dans le contexte particulièrement exigeant qui est le nôtre. Formatées pour transmettre et faire partager une culture collective, elles ne sont pas encore outillées pour prendre en considération la diversité des cheminements particuliers, pour reconnaître la spécificité des parcours individuels, pour entreprendre une démarche qui consiste moins à enseigner qu’à aider les individus à prendre conscience de leur réalité spécifique et à s’engager sur des chemins que nul autre qu’eux-mêmes n’est appelé à parcourir.

3.3 – L’attention à soi et la réflexivité ; l’acceptation de son unicité et l’abandon des modèles

Commençons par évacuer les stratégies d’évitement qui n’apportent aucune lumière pour répondre à une telle question. L’une d’entre elles, assez pratiquée de nos jours, consiste à s’en tenir à sa réalité handicapée et à la rendre acceptable en l’érigeant en norme. Plutôt que de chercher à dépasser le niveau d’existence où ils se trouvent effectivement empêchés, certains portent tout leur effort pour faire décréter par le politique le changement de la norme, considérée comme cause de l’empêchement, cela, sans considération des effets d’une telle stratégie, ni pour ceux qui ne sont pas empêchés, ni pour les générations futures. D’autres s’acharnent à compenser ce qui les handicape au risque de s’y épuiser.  D’autres renoncent à la vie, au choix de la vie. Ce choix, clairement proposé par le livre du Deutéronome, montre qu’il est une option, qu’il faut se décider et l’assumer explicitement. D’autres, enfin, cherchent à changer de niveau de réalité et à repartir de l’espace intérieur où leur existence n’est pas embarrassée. C’est à eux que nous pensons ici et c’est leur stratégie que nous allons essayer de décrypter.

Le premier palier est la prise en considération de soi, de sa propre réalité, sans jugement, en renonçant à se référer à une réalité qui serait commune à tous et en croyant en la consistance et en la légitimité de sa découverte. Avec la tendance contemporaine au mimétisme, qui est une façon de renoncer à l’effort d’avoir à s’inventer soi-même et à assumer une autonomie, même si, par manque de cohérence, on se laisse aller à la revendiquer par ailleurs, la tâche n’est pas mince. Elle se conduit contre tout ce qui fait la culture ambiante. Elle ne peut se mener sans une solide « foi en soi », tant soulignée par Marcel Légaut dans son ouvrage au titre évocateur : « L’homme à la recherche de son humanité » (10). Elle requiert un travail réflexif qui demande à être éclairé, éclairé par des éléments de connaissance, par des contenus de culture adéquats inlassablement recherchés.

L’appel aux ressources culturelles n’est pas une activité élitiste, contrairement à ce qu’avec une certaine forme de mépris pour les capacités humaines, l’on voudrait laisser accroire. Il ne suppose pas de compétences particulières, il n’est besoin que de l’intensité de l’instinct de vie. Ce dernier est souvent d’autant plus puissant que la nature ou les circonstances vous ont fait pauvre de telles ressources. Pour Blumenberg, il est inhérent à la nature humaine. Il note que : « .. La possibilité d’existence de l’homme est précisément définie biologiquement par là qu’il a su court-circuiter les facteurs de son propre développement. Il y est parvenu en compensant une situation de départ assurément sans issue par la création d’une zone culturelle autour de son propre corps nu. » (11). Autrement dit, l’effort de réflexion et d’élaboration de repères nécessaire pour compenser l’insuffisance de notre équipement naturel, l’est encore davantage pour ceux qui en sont les plus démunis, alors que les mieux équipés s’ingénient à se mettre dans l’illusion qu’ils peuvent se passer d’un tel effort. Sans doute mesurent-ils l’épreuve – redoutable il est vrai – à l’aune de ce qu’ils s’estiment, eux-mêmes, capables  d’affronter. N’en ayant pas un besoin vital pour eux-mêmes, ils ont tendance à fragiliser ou même, à dévitaliser les ressources culturelles, en les réduisant à n’être que le contraire de leur fonction véritable : un outil de distraction.

Or, « la culture a (précisément) pour fonction de ne livrer personne à “ce vide des sensations perçu en lui-même“ – selon Kant – à ce “pressentiment d’une mort lente“, qui doit aussi pouvoir être décrit comme l’évanouissement des possibilités d’intentionnalité. La culture empêche l’individu de devenir une charge pour lui-même, ce qui ne veut rien dire d’autre que : ne pas “exister“ constamment en vue de sa mort. Elle est certes une détermination et un accroissement des possibilités d’expérience de ceux qui y participent ; mais lorsque l’on parle de la possibilité de l’ “expérience de soi“, ouverte par la culture, une analyse plus approfondie de  phénomènes ainsi décrits montre qu’il s’agit de quelque chose comme de “l’expérience de soi comme expérience de décharge de soi–même du sujet ». (12).  En d’autres termes, ce n’est qu’en se livrant à une exploration de sa propre réalité par recours aux outils de la culture, que se fait la prise de conscience de son appartenance à la commune humanité, – malgré l’irréductibilité absolue de son identité propre -, et que s’allége paradoxalement le poids de la tâche d’exister.

Dans la mesure où l’on admet que tout individu est « lacunaire », ce sont moins ses capacités et ses talents qui disent ce qu’il a d’unique, mais plutôt les manques qu’il a dû compenser pour parcourir son existence. Et ceux-là ne sont connus que de lui, pour autant qu’il les a identifiés, reconnus comme participant de sa réalité propre et de sa réalité intérieure, en évitant de gaspiller inutilement son énergie à en chercher l’origine à l’extérieur de lui-même. Quand il dit : « Ce que l’homme est, seule son histoire le lui dit » Dilthey, cité par Blumenberg (13), cela ne signifie-t-il pas 1)  que l’homme n’est pas définissable in abstracto, 2) qu’il n’y a pas de modèle universel, 3) que ce qui compte, c’est une histoire qui est à vivre dans son unicité et avec les moyens du bord.

La tâche est d’autant plus difficile que le monde se présente, à l’opposé, sous forme de prêt-à-porter. De plus, la visibilité ou même l’exigence de visibilité qui pèse sur l’individu est telle qu’il peut être appelé à rendre compte de toute non conformité au modèle. La pression est telle, parfois, qu’on a pu entendre un jeune dire « heureusement que je suis aveugle ». Sa différence, évidente, lui permettait d’échapper à l’injonction de conformité de la part du groupe de ses pairs.

(9) Patrick Boulte – Se construire soi-même pour mieux vivre ensemble – DDB 2011

(10) Marcel Légaut – « L’homme à la recherche de son humanité » – Aubier 1973

(11) Hans Blumenberg – Description de l’homme – CERF 2011 – p. 503-504

(12) Hans Blumenberg – Description de l’homme – CERF 2011 – p. 670-671

(13) Hans Blumenberg – Description de l’homme – CERF 2011 – p. 483

 crédit photo : Wing Yau Au Yeong

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