Le syndicalisme français, un grand corps malade ?
30 mai 2013
Le syndicalisme français, un grand corps malade ?
René MOURIAUX, Le syndicalisme en France depuis 1945, Paris, La découverte, 2013, 4ème édition, 125 pp., 10€
René Mouriaux, spécialiste renommé des syndicats français, chercheur émérite au CEVIPOF, propose ici un panorama alerte et du paysage syndical français depuis 1945. Réédité et actualisé pour la 4ème fois, l’ouvrage reflète l’esprit de la collection « Repères » de la Découverte, qui propose avec bonheur une solide introduction à des sujets riches et complexes. Il dresse le portrait d’un syndicalisme de plus en plus divisé et de moins en moins représentatif.
Le mois dernier, le vote de l’Accord National Interprofessionnel (ANI) a suscité non seulement la division de la gauche politique, mais aussi celui des forces syndicales. Cet épisode a révélé la fracture profonde qui oppose un ensemble d’organisations dites « réformistes » (dont la CFDT, la CGC, la CFTC) et d’autres qualifiés de « protestataires » (dont Force Ouvrière et la CGT). Au-delà de ses divisions, le syndicalisme hexagonal se caractérise par sa faible représentativité. En France seulement 8% des salariés sont syndiqués, un record dans le monde développé. L’ouvrage de René Mouriaux, en retraçant l’histoire récente du syndicalisme français, permet de comprendre les raisons d’une telle évolution.
Les lendemains qui (dé)chantent de la Libération
Comme le souligne l’auteur, la Libération correspond à une période d’euphorie pour le syndicalisme hexagonal. En effet, la CGT sort unifiée de la Résistance, la CFTC entame une réflexion sur son évolution vers la laïcisation. De plus, le mouvement syndical regroupe un quart des effectifs salariés. La progression est favorisée par la constitution d’un vaste secteur public où l’activité des syndicats est reconnue par le statut de la fonction publique de 1946. Enfin, les syndicats bénéficient d’une reconnaissance légale accrue : paritarisme, délégués d’entreprise, comités d’entreprise, sécurité sociale…
Cette euphorie sera de courte durée. Ainsi, l’épuration frappe durement – et probablement plus durement que d’autres secteurs – le syndicalisme, dont de nombreux cadres sont accusés de collaboration ou de complaisances vichyssoises.
D’autre part, à la Libération, les difficultés sociales sont terribles. Le niveau de vie de certains ouvriers a ainsi régressé pour certains d’entre eux au niveau du 19ème siècle. Cette situation créée des tensions dans le monde salarial que les syndicats tentent tant bien que mal de canaliser et de modérer.
Le problème communiste
Dans ce contexte, les communistes deviennent dominants au sein de la CGT, suscitant le rejet des anticommunistes et de ceux qui craignent la création d’une « courroie de transmission » entre parti et syndicat sur le modèle léniniste.
En 1947, l’éclatement de la guerre froide intervient donc dans un contexte syndical déjà miné par les conflits. La CGT se scinde avec la naissance de Force ouvrière, qui regroupe les cégétistes opposés au communisme. Dès lors, le rêve d’un rapprochement des organisations, sans disparaître, devient un horizon qui s’éloigne. Une partie des syndicats refuse quant à elle l’éclatement du syndicalisme et se réfugie dans « l’autonomie », particulièrement dans la fonction publique (police, impôts, Education nationale).
Le nouveau pouvoir syndical miné par les divisions
De 1948 à 1962, si d’âpres conflits sociaux apparaissent, les syndicats jouent un rôle cependant plus large que le combat revendicatif. Ils s’impliquent dans le débat sur les réformes économiques et sociales, mais aussi lors des crises politiques les plus graves comme en mai 1958 ou lors des grands événements de la guerre d’Algérie.
Sur le terrain politique, le PCF est réduit à un « rôle tribunitien » et la SFIO régresse. Cette marginalisation progressive de la gauche politique donne aux syndicalistes une place sans précédent dans le débat public.
Cependant, les clivages demeurent entre les organisations : sur l’Europe, sur les réformes économiques, sur l’école, sur le rapport à la politique, l’unité syndicale n’existe pas. Les divisions l’emportent.
Les années 1960-1970, des grands combats unitaires…
Les années 1960 constituent une période faste pour le syndicalisme. L’entrée dans la Vème République pousse les composantes de la gauche à s’entendre, comme l’illustre la candidature unitaire en 1965 à l’élection présidentielle. Dès lors, le jeu syndical se débloque. La création de la CFDT en 1964 (par une majorité de la CFTC), l’alliance entre CGT et CFDT en 1966, le mouvement social de masse en 1968, sont le support d’une montée en puissance. Les effectifs syndicaux progressent.
Les années 1970 sont marquées par la prise en compte de nouvelles problématiques. Les formes de lutte évoluent, impliquant désormais des zones jusque-là peu syndiquées : grève du Joint français en Bretagne, grève autogestionnaire de Lip en Franche-Comté, mobilisations des paysans, comités de soldats, universités, travailleurs immigrés. L’influence de Mai 1968 souffle sur toutes les années 1970 : féminisme, régionalisme, refus des hiérarchies, autogestion. Enfin, politiquement, le Programme commun de gouvernement entre les forces de gauche, de 1972 à 1977, catalyse la politisation des organisations syndicales.
…à l’essouflement
Cette dynamique est affaiblie dès la fin des années 1970. La crise économique de 1973 se traduit en effet par la réduction progressive du secteur industriel traditionnel (métallurgie, charbon, chimie). Par ailleurs, lorsque le programme commun de la gauche éclate, les divisions syndicales réapparaissent. FO s’éloigne à nouveau de la CGT et la CFDT se recentre. Paradoxalement, l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 intervient dans un contexte de régression quantitative du syndicalisme, contredisant à l’inverse de ce qui s’était produit en 1936 et en 1944.
Cette faiblesse du syndicalisme aura une influence dans les hésitations de la gauche au pouvoir en matière de politique économique.
Depuis les années 1980, radicalisation et affaiblissement des syndicats se conjuguent
Les années 1980 et 1990 sont témoins d’une triple évolution : les effectifs ne cessent de décliner, le nombre d’organisations croît (UNSA, FSU, SUD), les tentatives dites de « recomposition syndicale » échouent.
Dans certains secteurs, la fragmentation est spectaculaire : ainsi, les enseignants du premier degré, qui votaient dans les années 1970 à 80% pour un syndicat hégémonique (le SNI), confient leur suffrage dans les années 2000 à pas moins de 5 organisations concurrentes, dont aucune ne représente une majorité absolue. De même, le monde agricole, longtemps dominé par la FNSEA, voit émerger des forces protestataires, avec la Confédération paysanne et la Coordination rurale. A partir de 1986, les « coordinations », regroupement de salariés engagés dans des conflits sociaux, marquent une série de mobilisations où les syndicats sont dépassés ou concurrencés.
Frange radicale de la fonction publique
Mais la fracture est la plus importante entre les salariés du public et ceux du privé, qui désertent largement le syndicalisme. La fonction publique devient le refuge du syndicalisme hexagonal, où les organisations sont surreprésentées. Le conflit de 1995 sur le « plan Juppé », les mobilisations et grèves de 2003, l’action des réseaux altermondialistes (avec ATTAC à partir de 1998) montrent le rôle d’une partie de la fonction publique, radicalisée par un sentiment de déclassement salarial et social.
Le durcissement de Force Ouvrière depuis l’arrivée à sa tête de Marc Blondel en 1989 fait de celle-ci un partenaire de plus en plus fréquent de la CGT. Les affrontements entre syndicats enseignants et gauche entre 1997 et 2000 en sont un exemple frappant. En 2005, ce syndicalisme de la fonction publique radicalisée joue un rôle non-négligeable dans la victoire du « non » au référendum.
Le syndicalisme aujourd’hui : Que faire ?
L’ouvrage de René Mouriaux est à la fois, par l’approche historique, offre un éclairage inédit sur la situation du syndicalisme hexagonale. Le passé récent du syndicalisme hexagonal explique en effet ses faiblesses actuelles : effectifs anémiques, fragmentation organisationnelle et radicalisation. De ce constat, était née la volonté de renforcer les organisations les plus représentatives, portée par la loi de 2008 sur le dialogue social. Cependant, si la réforme a entrainé une évolution indéniable , les problèmes demeurent, notamment en matière de fragmentation du monde syndical. C’est probablement des organisations elles-mêmes que viendront les évolutions les plus importantes.
Ismaël Ferhat
Crédit photo: Flickr, Olivier Simard Photographie
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