Le tabou du « gaz de schiste », résumé des maux français

Fondapol | 20 octobre 2012

6255848782_05ec8496a9L’on pourrait bien avoir avec le tabou posé sur le « gaz de schiste » un « fait social total », selon l’expression chère au sociologue Marcel Mauss, au demeurant grand familier des tabous polynésiens.Tous les rituels d’exclusion, interdits et autres anathèmes de l’étrange tribu gauloise que nous sommes s’y sont, dirait-on, donné rendez-vous. Paradoxe sans doute dans une France plongée dans l’hyper-rationalisation de la modernité ; mais paradoxe dont tout lecteur d’un autre sociologue, Max Weber, ne s’étonnera pas. Tant « le désenchantement du monde » a pour plus sûr effet de susciter par contrecoup des remontées brutales et dangereuses de la PENSÉE MAGIQUE.

C’est bien cette dernière qui s’est emparée du dossier « gaz de schiste ». A quoi s’ajoutent comme toujours des intérêts politiques et/ou matériels bien compris qui font tout pour obscurcir ou plutôt pour interdire le débat.

Désinformation, quand tu nous tiens !

On le mesure à la désinformation persistante qui accompagne le sujet : dans nos têtes tournent les images apocalyptiques de robinets cracheurs de feu, de titans mécaniques englués dans des horizons visqueux de bitumes, de puits à l’infini martyrisant de mille blessures la peau fragile de notre chère Gaia.

Peu importe que le « robinet cracheur de feu » – dans le Colorado- soit dû à une remontée de méthane biogénique due à un forage intempestif en terrain faillé, mais un forage… d’eau[1] ; peu importe que les cohortes de camions et autres pelleteuses parcourent des carrières à ciel ouvert de sables bitumineux et n’ont rien à voir avec des forages en roche profonde ; peu importe que la technique désormais bien maîtrisée du forage horizontal limite le nombre de puits nécessaires et que ladite technique soit aussi utilisée en hydrocarbures conventionnels ; peu importe que les forages concernés se dérouleraient chez nous entre 2000 et 4000 mètres de profondeur : ils pollueraient automatiquement des nappes phréatiques qui se situent entre… -200 et -500 mètres ! Et peu importe qu’existe une distinction technique capitale entre gaz et huile de schiste (cette dernière dans le Bassin parisien) : tout cela c’est du gaz vous dit on, et le gaz, c’est bien connu, ça explose !

Opinion et non investigation : « Nonville » la bien nommée !

Notre goût pour les idées et les principes est tel que nos médias, à de très heureuses exceptions près[2], préfèrent souvent l’opinion à l’investigation. En la matière, le dossier du gaz de schiste est un régal. Ainsi de la présentation faite du cas de Nonville, (la bien nommée !) au sud de la Seine et Marne. On se croirait dans un nouvel épisode d’Astérix, où le petit village gaulois résiste vaillamment encore et toujours à l’envahisseur. Quel bonheur : il se trouve que celui-ci est américain (la société Hess), permettant d’ajouter au fantasme la puissante ressource de notre anti-américanisme congénital. Oui, mais voilà : qui signale que le même village a rejeté à une écrasante majorité, trois mois après le gaz de schiste, un champ… d’éoliennes [3]? La mise en exploitation concommittante -par une société bien française!- de puits de pétrole conventionnel à Nonville même est-elle un modèle de transition énergétique? Et qui s’interroge sur les intérêts et les interventions des élus et de personnalités régionales dans tous ces choix?

Ecologie politicienne

On connaît la pression des Verts sur ce dossier. Elle est d’autant plus forte que capitulant sur tant d’autres, à commencer par le nucléaire, ce parti a fait du gaz de schiste un trophée sacré. Gare à celui qui non seulement voudrait s’en emparer mais ferait même mine de s’en approcher ! D’où le refus pur et simple de toute étude sur la question. Faisant sienne, selon un tropisme bien connu à gauche, la maxime (détournée de son contexte) de Rousseau, « ÉCARTONS TOUS LES FAITS », notre « écologie politique », trop politique, veut interdire le débat. Entre totem du nucléaire et tabou du gaz de schiste, comment parvenir enfin à un débat rationnel et public sur l’indispensable transition énergétique des 20 prochaines années?

Une technologie encore risquée

Il ne s’agit nullement de minimiser les difficultés techniques et les risques écologiques de la fracturation hydraulique. Plusieurs incidents graves aux Etats-Unis se sont produits ; il apparaît notamment que  la présence d’anciens puits conventionnels abandonnés, non sécurisés et de plus très mal recensés (il y en a plus d’un million !) représente un risque majeur de contamination massive des nappes phréatiques[4]. La question des additifs chimiques est à cet égard cruciale. Les mécomptes américains peuvent justement servir de bonnes leçons et non seulement d’épouvantails. Mais à ce stade, une chose semble acquise : dans la pire hypothèse, le risque écologique resterait sans commune mesure avec un accident nucléaire sérieux, sans même parler d’un nouveau Fukushima. Mais, dira-t-on, comparaison n’est pas raison : surtout en politique, lorsque deux postes de ministres et une vingtaine de députés sont en jeu ?

Principe de précaution et double langage

Quant aux principaux responsables du dossier, les gouvernants de gauche et de droite, force est de constater leur accord : interdiction non seulement d’exploitation mais aussi d’exploration, rappelée récemment par le Président de la République. L’interdit a été fixé dès 2011 sous l’ancienne majorité par la loi Jacob, au nom du si fameux et si nocif « principe de précaution »[5]. En a découlé l’annulation de plusieurs permis, qui donnera lieu soyons en sûr, à des recours coûteux pour les finances publiques mais surtout au découragement et au départ de plusieurs investisseurs.

Reste une double ambiguïté, pour ne pas dire un double langage, tenu à droite comme à gauche. Une « commission d’orientation et de suivi » a été instituée par la loi Jacob destinée à encadrer des « expérimentations scientifiques» dans ce domaine. Et conformément à la loi, Le président du Sénat vient de nommer le premier membre de cette commission. Déjà sous le feu des Verts, quel sera son avenir ? Et dans la meilleure hypothèse, quel sera son sens, puisque l’exploration elle-même, donc la connaissance directe des ressources disponibles et des risques réels, est interdite ? En attendant, on reste pantois devant l’infini des nuances linguistiques : « exploration », « exploitation », « expérimentation », sans compter  « évaluation » qui semble ces temps-ci avoir le vent en poupe…

Le syndrome français

Autrement dit, dans la meilleure hypothèse, si les pouvoirs publics, à supposer qu’ils le veuillent, parviennent à passer entre les colères vertes et les querelles de Clochemerle, nous perdrons à nouveau des années précieuses. Il est vrai que nous ne marquons aucun retard sur ce terrain énergétique comme sur tant d’autres, de la compétitivité des entreprises à la maitrise de la dépense publique…

Et dans la pire hypothèse, celle du renoncement a priori d’un pays vieillissant et déclinant, accroché viscéralement et contradictoirement à son « Etat providence » et à son « principe de précaution », la France aura décidé de se priver d’emblée d’une ressource considérable. Celle- la même qui est en train de réduire spectaculairement la dépendance énergétique de l’Amérique du démocrate Obama[6]. L’estimation des bénéfices économiques chez nous reste incertaine… puisqu’on ne veut pas les connaître ! Au bas mot, disent les experts, plusieurs milliards d’euros pour les finances publiques et plus de 100.000 emplois d’effet direct, sans compter la stimulation de la recherche-développement et la réindustrialisation de régions en déshérence[7]. Il est vrai que ni notre balance commerciale, ni le niveau de notre chômage, ni celui de nos investissements, ni la part de l’industrie dans la production nationale, ni la situation de nos « territoires » ne laissent à désirer…

« Patriotisme économique »

Encore une fois, on ne plaide pas ici pour une « ruée  vers le gaz de schiste » comme elle s’est produite de façon anarchique et juridiquement dérogatoire aux Etats-Unis [8]; mais pour une évaluation sérieuse et rapide de l’ensemble des aspects du dossier, économiques et écologiques et juridiques. Ceci afin de parvenir à un calcul coûts/bénéfices fiable et à une appréhension précise du risque (eh oui, il y a toujours un RISQUE!). Pour ce faire une expérimentation grandeur nature est indispensable, sous la forme par exemple d’un site-test, que des expérimentations en laboratoire ne sauraient en aucun cas remplacer.

N’y aurait-t-il pas là matière à une manifestation réelle de ce « patriotisme économique » que l’on exige de nos entrepreneurs et dont les responsables publics, pour le moins, pourraient sur ce sujet commencer par donner l’exemple ?

Christophe de Voogd.

Crédit photo : Flickr, Yukon White Light.


[1] http://cogcc.state.co.us/cogis/ComplaintReport.asp?doc_num=200190138

[2] Cf. le remarquable article de Didier Julienne dans les Echos sur le sujet, notamment sur les aspects techniques : http://blogs.lesechos.fr/market-makers/oui-aux-hydrocarbures-de-schiste-mais-a11497.html

[3] http://www.mairie-nonville77.fr/

[4] http://www.post-gazette.com/stories/local/region/dc-group-says-1982-incident-shows-risk-of-fracking-308983

[5]http:// www.legifrance.gouv.fr

[6] http://lexpansion.lexpress.fr/economie/gaz-de-schiste-le-nouveau-carburant-du-reve-americain_342817.html

[7] Didier Julienne, Les Echos, art.cit.

[8] Le très spectaculaire, mais aussi très « conspirationniste ‘, confus sur la chronologie et souvent inexact sur les faits, documentaire de Josh Fox, Gasland, a le mérite de souligner ce point capital : l’exonération de la fracturation hydraulique du régime de la loi américaine sur l’eau potable.

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