L’économie russe dans “un piège à ours”
Fondapol | 13 mars 2014
L’économie russe dans “un piège à ours”
“Bear Traps on Russia’s Road to Modernization”de Clifford G. Gaddy and Barry W. Ickes
Il existe de nombreuses analyses économiques qui tentent d’expliquer pourquoi certains pays exportateurs de ressources naturelles ne parviennent pas, malgré les quantités extraordinaires de capitaux qui entrent dans leur pays, à se développer et à moderniser leurs économies. La « Dutch disease » et autres théories tendent à expliquer que l’abondance en matières premières est en fait, comme le démontre le cas russe, une malédiction : celle-ci aurait pour conséquence, par une attraction trop forte du secteur des ressources, la désindustrialisation de l’économie. Nombreuses sont également les études qui affirment démontrer une corrélation entre richesse – par exemple pétrolière – et autoritarisme, corruption ou instabilité politique.
Les auteurs de cet ouvrage, Clifford G Gaddy et Barry Ickes, tous deux économistes spécialistes de la Russie, citent également l’abondance en matières premières comme facteur expliquant de nombreux défis de l’économie russe. Celle-ci, malgré une forte croissance durant ses dernières années, peine à se diversifier, et à s’émanciper du contrôle des oligarques. Mais leur analyse va bien plus loin, et par une réflexion historique originale et pertinente, ils proposent une explication plus complexe du lien entre ressources et système économique et politique dans la Russie contemporaine.
Une analyse perspicace de l’économie politique russe
Les auteurs affirment en effet que la plupart des réformateurs du système économique et politique russe, qui se sont concentrés sur la libéralisation, la privatisation et la stabilisation économique, ont en fait manqué de comprendre les racines profondes des problèmes russes en se concentrant uniquement sur les symptômes de ces derniers. Leur argument principal est que ces symptômes superficiels sont en fait liés à l’addiction d’une grande partie de l’économie aux rentes du secteur des ressources naturelles. Cette addiction est selon eux un héritage des temps soviétiques, pendant lesquels les choix économiques étaient essentiellement animés par des priorités politiques (au devant desquels la sécurité et l’indépendance), bien plus que par une rationalité économique. Cette obsession est démontrée par un graphique (voir graphique) représentant les températures moyennes dans lesquelles vivent les habitants du Canada et de Russie. Ils illustrent parfaitement le fait que la répartition de la population en Russie n’a pas été dictée par des choix rationnels, si l’on considère notamment les coûts associés aux températures très basses et les grandes distances entre pôles économiques. Leur argument se base donc sur le fait que de manière plus générale, l’allocation des ressources en Union Soviétique était caractérisée par cette irrationalité, produisant ainsi des handicaps structurels. Ceux-ci permettent d’expliquer la productivité très faible de la Russie, de façon bien plus adéquate que les indicateurs tels que la corruption, régulièrement utilisés par les experts.
Graphique illustrant les températures moyennes quotidiennes au Canada et en Russie / Source : Gaddy, Ickes, 2013, p. 4
Le “piège à ours”: une addiction aux rentes de matières premières héritée de l’époque soviétique
Afin de comprendre ces handicaps structurels, les rentes du secteur des ressources premières sont essentielles, selon les deux auteurs. En effet, l’industrie lourde coûteuse en ressources, ainsi que le système agraire inefficace, n’auraient pu survivre sans l’obtention de subventions continues sous la forme de rentes ou de ressources fournies au rabais (notamment de pétrole et de gaz bien en dessous de leur véritable prix). Ainsi, ces industries détruisaient en fait de la valeur : elles produisaient des objets manufacturés valant moins que les matières premières qui permettaient de les produire. Garry et Ickes vont même jusqu’à expliquer que le destin de l’Union Soviétique dans son ensemble était complètement dépendant de ces ressources (et de leur prix mondial). D’où l’émergence d’une économie complètement dépendante de ces rentes (dans laquelle les industries non productives basées sur les subventions du secteur pétrolier et gazier représentent une part majeure de l’économie, surtout en terme d’emplois), et l’importance du pétrole et du gaz comme outil de « soft power » dans l’ensemble du bloc soviétique.
Perpétuer la tradition : le « piège à ours » dans la Russie contemporaine
Mais comment ces mécanismes de destruction de valeur ont-ils pu survivre après la libéralisation et la privatisation en Russie dans les années 1990? Non seulement le système de planification et d’allocation des rentes, mais de surcroit la demande artificielle pour les biens de mauvaise qualité en provenance de l’industrie soviétique auraient dû disparaitre !
Les auteurs défient ici les affirmations libérales classiques qui affirment que la privatisation et la compétition forcent nécessairement les entreprises non productives à se restructurer afin de devenir rentables. Ils expliquent tout d’abord qu’en fait la plupart des entreprises soviétiques n’étaient pas simplement mal gérées mais complètement non viables, c’est-à-dire incapables de générer du profit à long terme, même à la suite de restructurations. Ils montrent ensuite comment cette situation a évolué dans les années 1990. Les oligarques ont en effet simplement fait usage de leur « capital social » afin de poursuivre le système traditionnel en troquant leurs biens entre eux sans échanger d’argent. Afin de comprendre pourquoi il était dans leur intérêt d’agir de la sorte il faut rapidement évoquer le processus spécifique de la privatisation en Russie. Effectivement, la privatisation de masse orchestrée par le pouvoir en place aurait pu finalement mener à un écroulement de l’ensemble de l’économie, si l’on considère que la majeure partie du secteur industriel n’avait en fait aucune valeur. Dans ce contexte, il était dans l’intérêt des gérants du secteur des matières premières que les autres secteurs ne perdent pas trop de leur valeur. Ils se sont donc basés sur un calcul très simple : mieux vaut moins de profits que pas de profits du tout !
Cette gestion des rentes « par le bas » et quelque peu anarchique a été suivie par un système d’allocation peu différent avec l’arrivée de Vladimir Poutine : celui-ci a continué à placer comme priorité absolue le soutien par les propriétaires des ressources naturelles au système d’allocation des rentes qui sert les intérêts du régime. Ces propriétaires ne rencontrent donc pas de tourments tant qu’ils continuent à fournir les industries nationales avec leurs rentes et des matières premières à bas prix, ainsi qu’à acheter les produits manufacturés provenant de cette même industrie subventionnée. Poutine a donc décidé d’une certaine manière de perpétuer le système informel mis en place par les oligarques dans les années 1990, plutôt que d’opter pour un système formel de redistribution des rentes basés sur les taxes officielles et des subventions régulières. Ce système permet de garantir d’une part la stabilité, puisque l’économie du pays est maintenue sous perfusion, mais également une certaine efficacité, puisque la propriété privée, et donc les incitations à maximiser les profits, sont partiellement maintenues dans le secteur des ressources naturelles. L’économie russe dans sa globalité a finalement profité de ce système, comme le montre l’explosion des taux de croissance en Russie durant la première moitié des années 2000, parallèlement à la montée des prix des matières premières. Pour Clifford Gaddy et Barry Ickes, cela montre bien que le piège ne cessera de se refermer sur le pays : trop de Russes auraient en effet beaucoup à perdre en risquant le changement vers la modernisation, qu’elle soit politique ou économique.
Une perspective plus nuancée ?
Bien que les arguments des deux auteurs soient extrêmement pertinents et bien documentés, certains aspects de leur analyse quelque peu mono-causale peuvent être remis en cause. Il faut par exemple rappeler les interrelations entre ce système de gestion des rentes et d’autres caractéristiques de la société russe, notamment son organisation en réseaux : l’élite politique, et surtout les acteurs économiques majeurs, entretiennent des liens horizontaux très forts, qui sont encore une fois eux-mêmes hérités de structures informelles entre ministères et usines de l’époque soviétique.
Aussi, il semblerait essentiel de mener de plus amples recherches sur la dépendance de l’économie russe dans sa globalité aux matières premières. Qu’en est-il par exemple du secteur des services, qui représente environ 60% du PNB et des emplois ? Etant donné que ces liens sont très souvent informels, des recherches plus avancées seraient nécessaires pour évaluer la véritable importance des rentes en provenance du secteur des ressources naturelles dans l’économie.
Enfin, on pourrait bien entendu évoquer un nombre important de tendances qui semblerait remettre en cause le pessimisme de Garry et Ickes. Tout d’abord, on penserait à une tertiarisation de l’économie, et avec elle une remise en cause du maintien de l’industrie lourde comme priorité politique absolue, autant pour les élites que pour la population russe. Ce changement de perception semble être appuyé par les investissements massifs dans la recherche et le développement, mais aussi par le fait que l’État dirige de moins en moins l’allocation des ressources, comme par exemple la répartition des populations, toujours très figée mais de plus en plus basée sur la rationalité individuelle.
A cet égard, on pourrait bien entendu rétorquer que l’organisation et surtout le financement des jeux olympiques qui viennent de s’achever, offrent plutôt un bel exemple des arguments avancés par Garry et Ickes, avec une canalisation colossale de capitaux vers des activités servant les objectifs du régime…
Krewer Jan
Crédit photo: Ber’Zophus
Sources supplémentaires:
Benedictow, Andreas; Fjærtoft, Daniel; Løfsnæs, Ole. Oil dependency of the Russian economy: an econometric analysis. Statistics Norway, Research Department, Discussion Papers No. 617, May 2010.
Gaddy, Clifford G; Ickes, Barry W. Prosperity in Depth: Russia Caught in the Bear Trap.The Legatum Institute, London, 2013.
Markevich, Andrei; Mikhailova, Tatiana. Economic Geography of Russia. New Economic School, Moscow, February 2012.
Oomes, Nienke; Kalcheva, Katerina. Diagnosing Dutch Disease: Does Russia Have the Symptoms? IMF Working Paper /07/ 102; April 2007.
The Economist. It’s only natural – Commodities alone are not enough to sustain flourishing economies. Sep 9th 2010. http://www.economist.com/node/16964094
World Bank; Russia Overview. On the Wolrd Bank’s Website: http://data.worldbank.org/country/russian-federation
World Fact Book. Statistics and Figures from the CIA, 2011. http://mecometer.com
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