L’élitisme à la française en question

13 décembre 2013


13.12.2013L’élitisme à la française en question

De l’ENS à l’ENA, la France a depuis un siècle donné le monopole du pouvoir aux diplômés  de quelques grandes écoles qui font son orgueil. D’aucuns, comme Peter Gumbel dans un petit livre iconoclaste paru récemment : Elite Academy : la France malade de ses grandes écoles, y voient la cause majeure de la crise  française ; d’autres prôneraient volontiers leur disparition au nom d’un certain populisme. L’élitisme à la française souffre certes de bien des défauts mais est-il l’unique responsable des blocages de la société française ? Et si plus profondément les élites dirigeantes avaient négligé de faire de la politique, cet art qui ne s’apprend ni à l’ENA ni à Polytechnique ?

La République des professeurs

En 1870, la Prusse met en déroute l’armée française que Napoléon III n’a pas pu réformer, annexe l’Alsace-Lorraine et provoque l’effondrement du régime impérial. L’instituteur prussien est rapidement désigné comme l’artisan majeur de la victoire allemande et la jeune République fait de l’école – et de la caserne – le pilier du redressement français. A l’âge du barreau, celui des pères fondateurs, Jules Ferry, Léon Gambetta, succède bientôt celui des normaliens, sortis de la rue d’Ulm, alors fleuron de l’institution universitaire française. Blum, Herriot, Daladier, Tardieu … on n’en finirait plus d’énumérer les hommes d’Etat de l’entre-deux-guerres, sortis de la prestigieuse école. Et pourtant, confrontée à la crise des années trente et à  la montée des totalitarismes, cette élite ne se montre guère à la hauteur. R. Aron dans ses Mémoires raconte ainsi comment, à l’exception de Paul Reynaud, partisan lucide de la dévaluation, les responsables français de l’époque ignorent tout des mécanismes économiques fondamentaux. Il est vrai qu’à Normale les humanités sont reines et que la théorie économique n’a pas sa place. Le  régime est une nouvelle fois emporté par la défaite et, significativement, Pétain s’en prend à l’école républicaine, à ses yeux responsable de l’affaiblissement moral du pays et de la déroute militaire. L’Etat français se tourne alors en partie vers une autre élite, celle de technocrates conscients des retards économiques français qui entreprennent de moderniser la France, dans le domaine industriel notamment.

La République des technocrates

 Après 1945, et étrangement, au moins en apparence, dans une certaine continuité avec Vichy, la France choisit de recruter ses dirigeants dans la technocratie : la reconstruction du pays, sa modernisation, sous l’impulsion de l’Etat, exigent les compétences de techniciens dévoués à l’intérêt général. De manière significative, l’ENA, fondée à la Libération, supplante bientôt l’ENS dans la hiérarchie des grandes écoles. R. Aron l’écrit dans ses Mémoires parues en 1983 : « Normale n’est plus ». Les hauts fonctionnaires ont remplacé les professeurs. Reste à savoir si les élites dirigeantes sont à la hauteur des défis contemporains. La crise dans laquelle se débat la France depuis quatre décennies laisse à penser que non et Peter Gumbel moque la passion française pour les diplômes et leur hiérarchie. Il y voit la cause principale des maux dont souffre la France, à commencer par son incapacité à se réformer.

Certes nombre des critiques adressées par Gumbel ont toute leur pertinence et montrent que de la domination de l’ENS à celle de l’ENA rien ou presque n’a changé : monopole du pouvoir, reproduction sociale, esprit de caste… Mais l’ouvrage de Gumbel a également de quoi alimenter une autre passion française : le rejet de l’élitisme, au nom de l’égalité, en un mot un certain populisme. Marine le Pen n’aurait-elle pas du reste commis une erreur stratégique en embauchant un énarque passé par HEC pour donner de la crédibilité à son programme ?

Technocratie et politique

On pourrait en partie manquer la cible si l’on concentrait la critique exclusivement sur les grandes écoles. D’abord, à la différence des années trente, la crise française ne s’explique pas par l’incompétence des dirigeants français. Ainsi depuis vingt ans au moins, les rapports se succèdent sur les remèdes à  appliquer pour sauver le système des retraites par répartition. Depuis vingt ans on enseigne aux étudiants de Sciences-Po, les futurs dirigeants de la nation, les différents moyens de « réformer les retraites ». Et  le plan récent du gouvernement en reste précisément à l’application de recettes techniques dont on peut saluer l’habileté politicienne et électoraliste mais qui ne vont pas au fond des choses. Et d’ailleurs comment espérer associer et intéresser les citoyens quand le débat se résume à un affrontement entre les partisans d’une hausse de la CSG et ceux d’une augmentation des cotisations sociales ? Croit-on que la masse des citoyens est susceptible de se passionner pour une telle controverse dont elle ne possède pas les clés ? Voilà bien une discussion technocratique qui permet ensuite à quelques experts, l’affaire tranchée, d’expliquer au non initié ce qu’il peut espérer gagner, ou ne pas perdre ! S’agit-il véritablement de politique puisque chacun se trouve renvoyé à la défense de ses intérêts catégoriels ?  Qui pose la question de la place du travail dans la société et dans la vie de chaque individu ? Qui pose la question des véritables inégalités en la matière ? Qui s’adresse à la cité dans son ensemble ? En somme qui fait de la politique au sens étymologique du terme ?

La crise  française n’est donc pas due à l’incurie technique des dirigeants français. C’est leur incapacité à faire de la politique qui est en cause. Sur ce point on peut rejoindre Gumbel : dans quel autre pays au monde considère-t-on qu’un diplôme de haut fonctionnaire est une condition  indispensable à l’exercice du pouvoir ? L’histoire française fournit du reste de nombreux exemples de grands hommes qui ne sortaient pas du sérail. Les élites orléanistes ont raillé Napoléon III qui a pourtant su faire de la France une grande puissance. Clemenceau était médecin, de Gaulle, militaire. Cela enlève-t-il quelque chose à leur talent d’homme d’Etat ?

C’est donc moins les grandes écoles qu’il faut critiquer que leur monopole de l’accès au pouvoir. Car la politique  c’est autre chose que d’équilibrer un budget – n’importe quel énarque sait le faire -, c’est autre chose que de savoir « communiquer » – or les « dir-com » ont depuis longtemps, paraît-il, pris le pouvoir dans les cabinets ministériels -. La politique, cet art difficile entre tous, exige bien d’autres talents ; et puisqu’Antoine Compagnon nous y  a invités dans son dernier ouvrage, relisons Montaigne à ce propos : « le plus âpre et difficile métier du monde à mon gré, c’est faire dignement le roi. J’excuse plus de leurs fautes qu’on ne le fait communément, en considération de l’horrible poids de leur charge qui m’étonne. Il est difficile de garder mesure à une puissance si démesurée. Si est-ce que c’est, envers ceux-mêmes qui sont de moins excellente nature, une singulière incitation à la vertu d’être logé en tel lieu où vous ne fassiez aucun bien qui ne soit mis en registre et en compte, et où le moindre bien faire porte sur tant de gens, et où votre suffisance, comme celle des prêcheurs, s’adresse principalement au peuple, juge peu exact, facile à piper, facile à contenter ».

Et si les bons auteurs retrouvaient leur place dans la formation des élites dirigeantes ?

 

V Feré, Professeur de Première supérieure, Amiens

Crédit photo: Flickr: Nathalie Kosciusko-Morizet

 

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