L’entrepreneur au cœur de l’action humaine
Fondapol | 19 mai 2012
Entrée « Entrepreneur » dans Matthieu Laine, Dictionnaire du Libéralisme, Paris, Larousse, 2012.
Une figure introuvable[i]
Qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Un mythe ? Une représentation théorique des processus de marché ? L’épicier du coin de la rue ? En tout cas, il s’agit d’une figure souvent louée dans les discours politiques, invoquée par la plupart des économistes et dont l’image demeure positive dans l’inconscient collectif. Mais l’entrepreneur est avant tout un agent économique au cœur de la dynamique de l’économie de marché.
Les études sur l’activité entrepreneuriale se sont surtout développées depuis la fin du XXe siècle. Or, pendant des décennies, le rôle de l’entrepreneur a été occulté tant par les économistes néoclassiques que keynésiens ; les uns raisonnant en termes d’équilibres, oubliant la dynamique économique et le temps, les seconds raisonnant en terme d’agrégats macroéconomiques et de demande globale, oubliant la complexité microéconomique et la structuration de l’offre.
La figure de l’entrepreneur est donc essentielle dans la vie économique : il est créateur d’entreprise, innovateur, preneur de risques… Et pourtant, malgré les études sur l’entreprenariat, trouver une définition harmonisée de l’entrepreneur et expliquer son rôle tient de la gageure et, comme l’expliquait l’économiste américain William Baumol : l’entrepreneur est le « spectre qui hante les théories économiques[ii] ».
Entrepreneur, un « métier » à part
L’interrogation sur le rôle de l’entrepreneur est étroitement attachée au changement économique et à la formation du profit. Mais plutôt que d’opposer les différentes approches économiques, nous aimerions montrer la construction progressive, à travers les théories économiques, que l’entreprenariat est avant tout une fonction, complexe et mouvante, non seulement économique mais aussi sociologique et institutionnelle.
Le terme « entrepreneur » serait né en France (cocorico !) à la fin du XVIe siècle, pour désigner quelqu’un qui effectue une action risquée. Et c’est, en effet, autour de la notion de risque que se construit le paradigme de cette figure. Le premier ayant évoqué le rôle de l’entrepreneur avec force est Richard Cantillon (1680-1734)[iii]. Ce dernier considère l’activité entrepreneuriale comme fondamentalement liée au risque de l’activité économique. Les coûts sont certains (salaires, intérêt, loyer…), mais pas les revenus (dépendant de la demande, de la concurrence…) : le profit naît de la différence entre une incertitude et une certitude, autrement dit c’est une « prime de risque ».
On constate déjà qu’assimiler entrepreneur et capitaliste serait une erreur[iv]. Et c’est tout à l’honneur de Jean-Baptiste Say[v] de compléter l’analyse de Cantillon, en observant que l’entrepreneur est l’acteur qui harmonise et agit. L’entrepreneur est ainsi gestionnaire, en ce sens qu’il réunit les différents facteurs de production qu’il trouve sur le marché, noue des contrats avec eux (ouvriers, capitalistes, savants…) et assume le risque que les autres ne prennent pas : de cette « gestion » de l’incertitude de chacune des parties naît le profit. L’entrepreneur organise, dirige et prend des risques, mais n’est pas nécessairement un apporteur de capitaux.
L’entrepreneur, un parieur audacieux, un héros…
Un économiste américain, Franck Knight[vi], poursuivra cette approche. Il distingue le risque, probabilisable, et l’incertitude, qui ne l’est pas. Le profit naît de cette dernière, de cette impossibilité à probabiliser les configurations futures du marché, en raison de l’imprévisibilité fondamentale de l’action humaine. C’est face à cette incertitude indépassable que l’activité entrepreneuriale prend tout son sens, le profit rémunérant cette fonction. L’entrepreneur doit donc parier sur l’avenir en tentant d’affronter ce que personne ne peut anticiper avec précision.
Mais celui qui a glorifié la figure de l’entrepreneur en en faisant un quasi-héros, moteur du capitalisme, capable de révolutionner les structures existantes, la tradition et les routines, celui qui a remis l’entrepreneur au centre de l’analyse économique, c’est bien évidemment Joseph Schumpeter[vii]. Selon lui, l’entrepreneur est un innovateur et un leader, il est le lien entre le monde scientifique et le monde technique en introduisant de nouvelles combinaisons productives. Par ce fait, il fait émerger le progrès technique et enclenche un processus de « destruction créatrice »[viii] au cœur de la croissance économique. Le profit naît de la rente que procure l’innovation en créant un monopole temporaire, que remet progressivement en cause la concurrence.
…ou un homme « ordinaire » ?
Néanmoins, chacun verra qu’avec leur part de vérité, ces deux représentations de l’entrepreneur semblent trop partielles : l’entrepreneur n’est pas qu’un parieur surhumain. Ainsi, la tradition autrichienne d’économie a également maintenu vivante la notion de fonction entrepreneuriale. Pour les Autrichiens, le marché est un « processus de découverte » où se diffuse l’information et la connaissance, et où se nouent les contrats.
Comme l’explique Israël Kirzner[ix], l’activité entrepreneuriale consiste à découvrir et exploiter des opportunités de profits restées jusqu’alors inaperçues. L’entrepreneur est un homme « vigilant » qui arbitre concernant les moyens à utiliser selon les informations qu’il découvre, et qui révèle les besoins des consommateurs : le profit naît de la valeur créée ex-nihilo en permettant une meilleure adéquation de l’offre (prix plus bas, produits plus adaptés…) à la demande.
Par là-même, tout le monde peut être entrepreneur, en exerçant sa créativité et son esprit d’initiative dans le cadre d’une structure individuelle ou en « louant » ses talents d’entrepreneur aux actionnaires d’une société, autrement dit en étant « manager ». L’entrepreneur est un homme qui agit, qu’il soit chef d’entreprise, collaborateur (intrapreneur) ou client. Ainsi, pris au sens large, il est donc le moteur de la dynamique économique parce qu’il perçoit dans les imperfections du monde une source de profit, et donc de croissance.
Louis Nayberg
Crédit photo: flickr, Jonclark
[i] Peter M. Frank (2006) parle ainsi d’ « elusive figure » (personnage indéfinissable) pour évoquer le peu d’intérêt de la part des économistes pour l’entreprenariat dans l’histoire de la pensée économique.
[ii] William J. Baumol, Entrepreneurship, Management and the Structure of the Payoffs, 1993.
[iii] R. Cantillon, Essai sur la nature du commerce en générale, 1755.
[iv] Et pourtant, Adam Smith ou David Ricardo l’ont commise car ils assimilaient, schématiquement, détention des capitaux et prise de risque, la direction des affaires allant de pair avec le capital : aucune analyse approfondie de l’entrepreneur dans la dynamique économique apparaît.
[v] J.-B. Say, Cours complet d’économie politique, 1828-1829.
[vi] F. Knight, Risks, Uncertainty and Profits, 1921.
[vii] J. A. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique, 1911.
[viii] Processus de disparition de secteurs d’activité conjointement à la création de nouvelles activités économiques. En termes de politique économique cette théorie implique qu’il vaudrait mieux favoriser l’apparition de nouvelles sociétés et les entrepreneurs, d’où sourd l’innovation contrairement aux entreprises existantes qui ont du mal à innover.
[ix] I. Kirzner, Concurrence et esprit d’entreprise, 1973.
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