Les banlieues de l'islam, 25 ans après...

07 mars 2012

Gilles Kepel, Banlieues de la République, Gallimard, Paris, 2012.

Les émeutes de l’automne 2005, qui sont parties des communes de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, ont conduit à une remise en question profonde du modèle républicain, posant avec une acuité soudaine et aigue le problème du fonctionnement du processus d’intégration à la française, qui hier avait permis à des millions d’Espagnols, de Portugais, de Polonais, etc. de devenir membres à part entière de la communauté nationale.

Les quatre « I »

Ces émeutes ont ainsi renforcé cette « crispation » touchant les Français depuis les années 1980 à l’égard des  quatre « i », c’est-à-dire l’immigration, l’islam, l’identité nationale et l’insécurité, et qui s’était traduite en 2002 par l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Elles ont également mis en évidence les faiblesses de la France contemporaine, qui sont, en premier chef, sa difficulté économique face à la concurrence internationale, liée à la globalisation, ainsi que le délitement du lien social, dû en grande partie au chômage de masse qui touche les jeunes.

« 9-3 » Inside

L’ouvrage de Gilles Kepel, Banlieues de la République, résulte d’une commande de l’Institut Montaigne de réaliser « une étude sur l’articulation entre société, politique et religion en banlieue » (p. 11). Celle-ci, véritable travail de terrain et de longue haleine se déroulant sur plusieurs mois, est fondée sur un grand nombre d’entretiens, effectués parfois dans une autre langue que le français (notamment le soninké, idiome sénégalais). Le choix de l’agglomération de Clichy-Montfermeil, qui se trouve en Seine-Saint-Denis, se justifie par leur caractère emblématique, car il « s’y manifeste une collection de symptômes sociaux que l’on ne retrouvera ailleurs que latents et erratiques » (p. 15) et qui a rendu possible le déclenchement des premières émeutes urbaines de l’histoire de la France contemporaine.

L’une des principales conclusions que tire Gilles Kepel de cette étude sociologique est la place prépondérante prise par l’islam dans cette agglomération. Il insiste notamment sur la dimension islamique des émeutes de 2005, largement occultée par les médias et les intellectuels. La « solidarité communautaire » aurait été un levier de mobilisation sociale assez puissant : l’événement qui a réellement embrasé le pays ne serait pas l’électrocution de deux adolescents poursuivis par la police (27 octobre 2005) mais l’intervention au gaz lacrymogène à la mosquée Bilal par les forces de l’ordre (30 octobre 2005). Alors que les populations de banlieue désapprouvaient les actions de représailles menées par les jeunes suite à la mort de Zied et Bouna, une partie d’entre elles, principalement d’origine musulmane, auraient soutenu, voire rejoint, le mouvement après les événements de la mosquée Bilal.

Extension du domaine de l’islam

Ainsi l’agglomération est caractérisée par l’existence de « logiques d’une forte construction communautaire autour de la référence à l’islam au sein de laquelle s’expriment aussi bien des tendances centrifuges par rapport à la société française et à ses valeurs que des mouvements centripètes, mais qui sont fréquemment contrariés par l’adversité » (p. 15). Autrement dit, il n’y a ni pure positivité de l’islam ni pure négativité, mais la diffusion d’un certain nombre de pratiques et de valeurs qui soit entravent (les « tendances centrifuges »), soit facilitent (les « mouvements centripètes »), l’intégration aux normes de la société française.

Sur le plan de la vie politique locale, le poids de l’islam à Clichy-Montfermeil, lié à une forte proportion de la population musulmane, fait que la tournée des mosquées et autres salles consacrées à la prière, ainsi que la participation à des fêtes religieuses telles que le Ramadan ou l’Aïd-al-Kébir, constituent des passages obligés pour les candidats, comme l’a observé Gilles Kepel en 2010, en préparation des cantonales de 2011.

Historiquement, la place occupée par l’islam en tant que référent culturel s’est graduellement substituée à l’encadrement socioculturel opéré par le Parti communiste français, lorsque Clichy-Montfermeil appartenait à la « ceinture rouge ». Gilles Kepel souligne d’ailleurs que la faillite du système scolaire est en grande partie causée par la disparition des structures d’encadrement (associations culturelles  et sportives, syndicats, activités militantes) autrefois animées par le mouvement communiste. Depuis 1983 la municipalité de Montfermeil est dirigée par la droite, le maire actuel, en place à partir de 2002, est Xavier Lemoine, un proche de Christine Boutin. Clichy-sous-Bois, quant à elle, est passé en 1995 du « communisme municipal » au « socialisme municipal », suite à l’élection à sa tête de Claude Dilain, auquel lui Olivier Klein a succédé en 2011.

Un processus d’ « apolitisation » ?

Les banlieues françaises sont connues pour être les territoires où l’on se déplace le moins pour voter. L’observation des comportements électoraux à Clichy-Montfermeil confirme cette tendance : la participation y est faible, il y a par exemple un seul inscrit pour deux habitants. Si l’on cumule étrangers, mineurs, non-inscrits et abstentionnistes, et sans prendre en considération les suffrages exprimés en faveur de ses adversaires, le maire de Clichy n’est en définitive élu que par environ un habitant sur dix.

Cependant, malgré un degré d’abstentionnisme très élevé, le rapport des habitants interrogés avec la politique est similaire à celui de l’ensemble de la population française. Bien que la politique soit vue comme une chose importante, les acteurs de premier plan – notamment les membres du gouvernement – sont perçus négativement. Durant les entretiens, les épithètes de « voleurs », « menteurs » et « tricheurs » leur sont régulièrement accolés, ce qui traduit une « dépréciation du personnel politique national » (p. 351).

Gilles Kepel nous invite donc à prendre connaissance directement, sans le prisme déformant des médias, du quotidien et des aspirations de ces « invisibles » que sont les habitants de Clichy-Montfermeil. En constatant l’échec de la croyance en la République, au profit du repli communautaire, notamment musulman, il nous invite également à repenser la politique de la ville, où l’humain et non le béton serait le centre des préoccupations.

Rémi Hugues

Le débat a eu lieu entre Gilles Kepel, professeur des Universités à Sciences Po Paris et membre senior à l’Institut Universitaire de France, Huê Trinh Nguyên, rédactrice en chef de SalamNews, Dominique Reynié et Anasthasie Tudieshe, journaliste à Africa n°1.

Cette discussion est  disponible sur le site de la Fondapol.

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