Les Bas-Fonds: miroir fidèle ou déformant de la société ?

10 avril 2013


10.04.2013Les Bas-Fonds : miroir fidèle ou déformant de la société ?

Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013, 394 pp, 25 €.

Dans son dernier livre, Dominique Kalifa se consacre à un « territoire qu’[il] explore depuis plus de vingt ans, »[1] : les « Bas-Fonds ». Le terme évoque la débauche, voire le crime, les violences marginales et autres troubles à l’ordre social. Pourtant comme l’auteur l’indique dès le sous-titre, « Histoire d’un imaginaire », il convient de déconstruire l’apparente évidence de l’expression pour s’intéresser tant à ce qu’elle recouvre qu’à ce qu’elle peut nous dire sur ceux qui l’emploient. L’ouvrage est donc avant tout une plongée dans notre univers mental.

Les bas-fonds, construction culturelle

Que sont les bas-fonds ? L’objet du livre de Dominique Kalifa n’est pas l’histoire de prétendus lieux où le vice le dispute aux drames humains mais leur image, la représentation de ces lieux. Les bas-fonds sont envisagés en tant que  construction culturelle.

En étudiant des romans, des textes journalistiques ou encore des mémoires policiers ainsi que des enquêtes philanthropiques, l’auteur s’intéresse ainsi à la production d’un mythe, fonctionnant comme un miroir inversé de la société.

L’imaginaire social

Son enquête porte ainsi sur l’« imaginaire social »[2], défini dans l’ouvrage comme « un système cohérent, dynamique de représentations du monde social, une sorte de répertoire des figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des moments donnés de son histoire »[3]. Cet imaginaire est un élément structurant du social.  Loin de n’être que le produit de la société, il conduit à créer une situation sociale historiquement marquée[4].

Permanence du mythe des bas-fonds à travers l’histoire

Une première partie de l’ouvrage retrace l’histoire millénaire de ces les lieux de « perdition » imaginaires. La Bible aura ainsi Sodome, Gomorrhe ou encore Babylone. Rome prêtera les pires vices aux gens de Suburre, quartier mal famé.

Le Moyen-Age français instruira quant à lui le procès des coquillards[5], figures des « mauvais pauvres », mis en évidence par les travaux de Bronislaw Geremek. Ces garçons débauchards, qui se rassemblaient dans les bordels de Dijon au sein du groupe de la Coquille, furent alors condamnés pour les nombreuses turpitudes qu’on leur prêtait : tricherie, escroquerie, vol, ou encore meurtre.

Cet imaginaire se perpétuera à l’époque moderne. Ainsi, l’histoire des Bas-Fonds « nous dit (…) la grande difficulté qu’ont les imaginaires collectifs à s’extraire des formes les plus traditionnelles de représentation. Lorsque le XIXe siècle, ébranlé par l’émergence du paupérisme et des nouvelles réalités sociales nées de l’industrialisation, cherche les figures susceptibles d’exprimer ses craintes et son anxiété, il va puiser dans ses souvenirs, et dans le répertoire d’images légué par les crises et les siècles précédents »[6].

Les bas-fonds, objet littéraire

Une seconde partie, qui porte sur l’histoire de la littérature, analyse quatre topoï, quatre manières récurrentes de mettre en forme le récit concernant les bas-fonds.

  • l’inventaire biologique – la mise en place d’une taxonomie de la « faune » et de la « flore » des bas-fonds ;
  • le prince déguisé – soit le récit de l’exploration incognito des bas-fonds par un garçon de bonne famille, sur le modèle de Rodolphe dans Les mystères de Paris d’Eugène Sue ;
  • la « tournée des Grands-Ducs » – la virée nocturne d’un groupe d’amis animé par des intentions plus ou moins touristiques ;
  • la bohème littéraire, qui met en scène des créateurs en rupture avec la vie bourgeoise, et partageant la vie marginale et dissolue de ces lieux pour y puiser leur inspiration.

Ces quatre schèmes narratifs peuvent se recouper, se mélanger, s’imbriquer, ils n’en constituent pas moins la trame essentiel de la littérature sur les bas-fonds.

Les bas-fonds aujourd’hui

Une troisième partie rend compte de l’épuisement du mythe des bas-fonds dans l’imaginaire collectif contemporain. Cet effacement est l’œuvre du XXème siècle où deux ruptures majeures interviennent dans les représentations collectives.

D’une part, le discours assurantiel promu par l’Etat-providence naissant porte un nouveau regard sur la misère : il s’agit non plus de fantasmer la grande pauvreté mais de la réduire.

Par ailleurs, le monde criminel est regardé comme un « milieu », un ensemble de réseaux : la vision verticale qui prévalait dans la mythologie des bas-fonds n’est plus de mise.

Ainsi, le triptyque constitutif des bas-fonds, à savoir misère, vice et crime n’apparait plus comme dominant dans le discours d’exclusion social. Pour autant, Dominique Kalifa pointe avec justesse certaines rémanences contemporaines du mythe, notamment concernant les nouveaux espaces urbains que sont les banlieues[7].

Un mythe ou une réalité mythifiée ?

Bien structuré, d’une lecture agréable, aussi à l’aise dans les références littéraires que dans le commentaire des enquêtes sur les logements délabrés de Londres, le livre de Dominique Kalifa apparait comme très convaincant.

Toutefois une question lancinante demeure : les bas-fonds sont-ils un mythe intégral ou un discours en partie imaginaire surdes réalités sociales ?

Certes, le livre ne vise pas à faire une histoire de la criminalité ou de l’exclusion. Toutefois, en prêtant une importance prépondérante à l’imaginaire, Dominique Kalifa tend à disqualifier a priori les discours affirmant l’existence de ces bas-fonds. Le livre les présente systématiquement comme le produit fantasmatique d’une élite en proie à un sentiment obsidional. On peut pourtant se demander si certaines représentations n’informent pas les pratiques.

Jean Sénié

Crédit photo: Flickr, Boston Public Library



[1] Ibid., p. 10. La citation se poursuit ainsi : « [ce territoire] n’a longtemps constitué qu’un décor, celui de mon travail d’historien du crime et des marges sociales. Mais le décor, un jour est devenu objet : qu’étaient-ce donc vraiment que ces « bas-fonds » qui semblaient aller de soi, que tant de romanciers, de journalistes, d’observateurs sociaux décrivaient avec complaisance ? »

[2] Pour l’utilisation de ce concept chez Cornelius Castoriadis, son inventeur, voir http://www.laviedesidees.fr/L-imaginaire-selon-Cornelius.html.

[3] Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013, p. 20. Voir aussi p. 374-375. Pour approfondir cette réflexion on pourra lire, Dominique Kalifa, « Représentation et pratiques », dans C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Folio Histoire, 2010, p. 877-882.

[4] Voir la recension du livre par Antoine de Baecque, http://www.20minutes.fr/livres/1078415-les-bas-fonds-histoire-imaginaire-dominique-kalifa-chez-seuil-paris-france: « Dominique Kalifa choisit la méthode de l’anthropologie historique afin d’étudier les bas-fonds comme un système dynamique de représentations du monde social, insistant sur l’avènement de cet imaginaire au cœur du XIXe siècle, traquant ses registres (biblique, médical, politique, policier…), parcourant sa géographie (du tripot au bordel, du bouge à l’égout, mais aussi, ce qui est très éclairant, slums londoniens, bajos fondos espagnols, bassi fondi romain, trottoirs de Buenos Aires…). »

[5] Valérie Toureille, « Les Coquillards : archives d’une société criminelle », dans L’Histoire, n°290, septembre 2004, p. 72-76 ; Id., Crime et châtiment au Moyen Âge, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013, p. 123-137.

[6] Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013 ; p. 374.

[7] Hervé Vieillard-Baron, « La construction de l’imaginaire banlieusard français : entre légende noire et légende dorée », dans Serge Jaumain et Nathalie Lemarchand (dir.), Vivre en banlieue : une comparaison France / Canada, Collection « Études canadiennes », Berne, Peter Lang, 2008, p 17-32.

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