Les chrétiens de gauche, une espèce en voie de disparition ?

Fondapol | 13 février 2013

13.02.2013Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel (dir.), A la Gauche du Christ, Chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, Paris, 2012, 614 pages, 27 €

Avant 1945, des catholiques de gauche « sans domicile fixe »

Au XIXème siècle, si les protestants sont présents sur la scène politique et voient dans la République laïque une alliée objective, les catholiques se tiennent à sa marge. Ils peinent à trouver leur place au sein d’une République de plus en plus anticléricale et se retrouvent « sans domicile fixe ». Le Pape Léon XIII les encourage pourtant à participer à la vie politique et sociale.

Entre les deux guerres mondiales, des mouvements sociaux catholiques, comme la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) voient le jour. Ils développent une théologie centrée sur l’incarnation du Christ – un Dieu qui s’est fait proche des hommes. Ces mouvements adoptent un regard nouveau sur le progrès, perçu, à l’aune de la philosophie thomiste, comme un moyen de participer à l’œuvre créatrice.

Pour autant, l’Église de France conserve une attitude plutôt méfiante à l’égard de la politique. Elle encourage davantage l’investissement dans la vie sociale à travers l’action catholique fondée sur l’apostolat des laïcs.

Chrétien et résistant

Sous l’Occupation, les protestants entrent en résistance plus facilement que les catholiques. L’Eglise de France entretient en effet une attitude ambiguë à l’égard des autorités. Certes, le sort réservé aux juifs marquera une prise de distance salutaire du clergé français vis à vis des autorités de Vichy. Pour autant, les évêques, qui voient dans le régime du Maréchal Pétain la traduction d’une partie de leurs aspirations sociales, prôneront longtemps le respect de l’ordre établi. Pour un catholique, l’entrée en résistance implique donc de désobéir à sa hiérarchie.

La primauté de la conscience sur l’obéissance

La guerre et la décolonisation transformeront durablement le lien des catholiques à l’autorité, civile comme religieuse. Le rôle primordial de la résistance pendant le second conflit mondial change le rapport entre liberté de conscience et devoir d’obéissance. L’apparition d’objecteurs de conscience, le rôle ambiguë de l’Église de France vis à vis des autorités de Vichy mais aussi la guerre d’Algérie et l’utilisation de la torture rendront plus aiguë cette question : à qui obéir en dernier recours sinon à soi-même ?

La naissance du MRP au lendemain de la guerre

En 1945, les idées réformistes issues de la résistance triomphent. Si, dans le maquis, chrétiens et communistes luttaient côte-à-côte, à la Libération, chacun regagne sa place : l’Église ayant condamné le communisme comme  « intrinsèquement pervers » (1937), les résistants chrétiens s’en distinguent pour former le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Sous la IVème République, certains catholiques migreront pourtant vers le mendésisme. Quelques-uns, malgré l’interdiction de Rome, rejoindront le Mouvement de libération du peuple, de tendance communiste.

Une pensée chrétienne qui justifie l’engagement

La guerre rebat les cartes également les cartes dans le domaine intellectuel.

Chez les protestants, le barthisme[1], qui développe une religion en rupture avec toute forme d’idéologie, a permis non seulement de justifier la résistance à l’occupant au nom de la transcendance absolue de Dieu mais encore a légitimé l’engagement politique au nom d’un Christ incarné.

Chez les catholiques, des connexions idéologiques sont établies avec le communisme. Le personnalisme d’Emmanuel Mounier [2], qui postule que l’homme est un être de relation, va justifier un rapprochement avec le marxisme.

Certains prêtres, inspirés par la lecture de France, pays de mission (1943) s’alarment de la déchristianisation d’une partie de la population ouvrière. Ils décident de rentrer en usine afin de partager le quotidien des travailleurs. Ce faisant, beaucoup d’entre eux vont se syndiquer à la CGT et s’encarter au Parti communiste. Cette collusion entre christianisme et communisme sera condamnée par Rome en février 1954.

Pour autant, ces affinités perdureront. Des intellectuels chrétiens utiliseront l’analyse marxiste pour condamner les injustices, allant jusqu’à effacer la frontière entre idéologie et religion, entre le politique et le spirituel. Ces chrétiens « intégralistes », pour qui tout est politique parce que tout est religieux, se retrouvent, aujourd’hui, dans les rangs de l’extrême gauche et de l’écologie.

Le Concile Vatican II, clé de lecture essentielle de l’histoire des chrétiens de gauche

Vatican II est considéré par les auteurs comme un moment charnière.

Cet aggiornamento voulu par Jean XXIII a permis à l’Église, pour une fois dans son histoire, d’être unie, peuple et clergé, dans un grand élan « messianique ». Selon les auteurs, il y a donc un avant et un après Vatican II.

Après le concile, les catholiques progressistes, « aile marchante de l’Église », appelleront à une complète sécularisation de l’Eglise voire, pour certains, au refus de toute Vérité Révélée au nom de la démocratie. Leurs tentatives se solderont par un échec.

Mai 68 : la contestation de l’autorité

Dans la foulée de Vatican II, éclate Mai 68. Selon les auteurs, l’idée qu’une institution aussi archaïque et conservatrice que l’Église ait pu se réformer a inspiré les acteurs de Mai.

Se sentant encouragé par le concile, au nom du retour à l’Evangile, une partie des catholiques, en mai 1968, en vient à contester l’autorité de l’Eglise. Certains rejoindront l’extrême-gauche, tantôt pour promouvoir le modèle yougoslave « autogestionnaire », tantôt pour faire l’éloge du maoïsme.  D’autres adhéreront sans recul à toute évolution de la société, dont le progrès est évalué à l’aune de la statistique, des sondages d’opinions et des enquêtes sociologiques. D’autres enfin se laisseront séduire par des personnalités charismatiques, qui attirent les foules en perte de repère à l’instar du fondateur de la Communion de Boquen, Bernard Besret. Quant à la théologie, désavouée, elle devient une affaire d’individu.

Le Protestantisme n’est pas épargné non plus par Mai : au barthisme classique du « non » à toute idéologie se substitue un barthisme du « oui » à l’optimisme juvénile qui en a pris la place.

Une hiérarchie ecclésiale perçue comme réactionnaire

Après Vatican II, les décisions de la papauté en matière sexuelle mécontentent une partie des chrétiens progressistes. L’Eglise donne l’impression de se couper d’une grande partie de sa base. L’Encyclique Humanae Vitae, qui condamne la contraception artificielle, marque un moment de crise. De nombreux fidèles s’éloignent de la pratique religieuse, creusant l’écart entre les messalisants (ceux qui vont à la messe le dimanche) et les autres.

Signe de cette contradiction qui parcourt les chrétiens de gauche, le journal Témoignage Chrétien titre en 1974 « La loi oui, l’avortement non ». En d’autres termes, la loi peut évoluer sur certains sujets ; la conscience du chrétien obéit à d’autres impératifs. Sans cesse rappelés à l’ordre par Rome, ces « chrétiens critiques » vont trouver un exutoire dans l’action humanitaire.

L’arrivée au pouvoir des socialistes accélère la sécularisation des chrétiens de gauche

L’arrivée de la gauche au pouvoir va contribuer à l’effacement politique des chrétiens de gauche. Electeurs pour la plupart de François Mitterrand en 1981, ils sont rapidement déçus : entre le Président et les chrétiens ou plutôt ceux qui se disent « d’origine chrétienne », la méfiance s’installe. Quant aux chrétiens de la « deuxième gauche », ils se détachent peu à peu de leurs racines spirituelles, se sentant abandonnés par une Église qu’ils jugent de plus en plus réactionnaire et centralisatrice.

Politique et Évangile, une impossible rencontre à la gauche du Christ?

Bien documenté, cet ouvrage donne une vision complète de l’histoire récente des chrétiens de gauche et des raisons de leur marginalisation de la vie politique.

Par altruisme, les chrétiens de gauche ont tenté de dessiner un chemin où la politique rejoindrait l’Évangile. Cette tentative a connu des réussites et des échecs mais a fini par les conduire à rompre avec leurs racines spirituelles pour se dissoudre dans la vie politique.

Plus profondément, ce livre soulève la question sensible, entre foi et raison, de l’engagement des chrétiens en politique. En effet, comment être « dans le monde » sans être « du monde » c’est-à-dire être présent au monde sans avoir à se compromettre au point de se renier soi-même ?  Si de nombreux chrétiens rêvent de faire avancer la justice par la politique, Pascal nous rappelle qu’avant d’être un programme, la Parole, avant tout, « parle au cœur de l’homme ».

François de Laboulaye

 

Crédit Photo, Flickr: racineur



[1]              Du nom de Karl Barth, théologien en rupture avec le protestantisme libéral du XIXème siècle

[2]              Fondateur de la revue Esprit

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