Les élites et le peuple : histoire d’un pacte, histoire d’un divorce
15 mars 2013
Les élites et le peuple : histoire d’un pacte, histoire d’un divorce
L’un des facteurs majeurs de la crise de la représentation politique est sans aucun doute la fracture abyssale entre les élites et le peuple. Cette fracture commune à de nombreux pays européens et provoquée par l’incapacité des dirigeants à résoudre les problèmes économiques et sociaux du vieux continent se traduit par une forte poussée électorale des populismes. En France, elle a des caractéristiques propres, fruits d’une longue histoire, qui rendent très possible le passage d’une crise sociale à une crise politique.
Les racines historiques et culturelles du divorce
La coupure entre les élites et le peuple, paradoxalement, remonte aux événements révolutionnaires. Mouvement populaire à l’origine, la Révolution française a été en effet rapidement confisquée par une élite, celle du gouvernement révolutionnaire. Résultat, pour reprendre la formule de Michelet au moment des élections de 1792, les premières au suffrage universel : « le peuple est rentré chez lui ». Le plus étrange est, comme le soutient Patrice Gueniffey dans son Essai sur la violence révolutionnaire, que cette confiscation, tout en finissant par se retourner contre le peuple lui-même, est le fruit d’une surenchère qui s’est alimentée dès 1789 à la dénonciation de la séparation du pouvoir et du peuple. Ainsi la Révolution française est un processus qui a inversé la relation entre l’Etat et la Nation. Ce n’est pas, contrairement à l’espoir de 1789, la Nation qui s’est donné un Etat, c’est l’Etat qui a fini par s’imposer à la Nation, selon l’analyse bien connue de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution. La démocratie en France ne s’est donc pas enracinée : subsiste un fossé entre l’élite dirigeante et les citoyens que des figures autoritaires – on songe aux deux empereurs du XIXe siècle – ont su parfois combler à leur profit, en instrumentalisant, avec plus ou moins de succès, la question nationale.
Des racines sociologiques et économiques
La République promettait de réduire le fossé en permettant, selon la formule de Gambetta, l‘ascension de « couches sociales nouvelles », par l’intermédiaire de l’Ecole, pilier du « modèle républicain » ( S Berstein). Or il s’est agi très largement d’un mythe, même s’il a eu un incontestable succès et les analyses de Bourdieu dans les années soixante ont établi que l’Ecole était en réalité un facteur de reproduction des inégalités sociales et de légitimation des « héritiers ». Quoi qu’il en soit, l’Ecole Normale Supérieure avant la Seconde Guerre mondiale, l’Ecole Nationale d’Administration ensuite ont fourni à la France ses principaux dirigeants : à la République des professeurs a ainsi succédé celle des hauts fonctionnaires et il n’est pas sûr du tout que le passage de l’une à l’autre ait contribué à démocratiser le recrutement des élites, au contraire. Chose curieuse en tout cas, la France républicaine, notamment depuis 1958, a continué, comme sous l’Ancien Régime de puiser ses élites dirigeantes dans les grands corps de l’Etat caractérisés, conséquence de la ségrégation scolaire, par une très forte endogamie. Le pouvoir français, en plus d’être très centralisé, est donc monopolisé par un milieu étroit qui n’est en rien représentatif de la diversité – ethnique, sociale, culturelle – du pays. Les observateurs ont ainsi noté à quel point la présidence Hollande marquait un nouvel apogée de l’énarchie, signe qu’en ce domaine rien ne changeait.
Face à ce poids de l’Etat, la société française, autre continuité avec l’Ancien Régime, s’est organisée en corporatismes obtenant garanties et protections de la puissance publique. Les différents groupes sociaux ont ainsi lié leur sort à celui de l’Etat et les Trente glorieuses ont incontestablement marqué le succès de ce pacte tacite qui, pour fonctionner efficacement, a besoin de la croissance. C’est précisément l’effondrement de cette dernière qui a fait prendre conscience de la fragilité de l’équilibre politique et social français. La crise économique a donc fortement contribué à aggraver les défauts de ce que Yann Algan et Pierre Cahuc ont appelé la « société de défiance ». L’Etat – les élites – se méfie du peuple qu’elle méprise, peuple –– qui en retour soupçonne ces élites qui ont confisqué le pouvoir de leur faire payer les conséquences de la crise. Du reste l’arrivée du Front national et de son discours populiste sur le devant de la scène politique en 1983 est bien une conséquence de l’incapacité des pouvoirs successifs à résorber le chômage endémique depuis 1974.
La crise économique et sociale a donc creusé dangereusement le fossé entre les élites et le peuple. Elle a d’abord, en révélant leur incurie, contribué à délégitimer les premières aux yeux des seconds; ensuite comme l’Etat n’a plus les moyens de financer garanties et statuts, le peuple se retourne contre lui. Il est frappant de voir par exemple que Marine Le Pen a tenté lors de la dernière campagne présidentielle de s’adresser aux fonctionnaires paupérisés et à tous ceux dont la rente est menacée par la mondialisation. Enfin, et réciproquement, les élites accusent le peuple de refuser les évolutions indispensables et de s’arc-bouter sur la défense de privilèges d’un autre âge qu’elles lui ont pourtant concédés et dont elles bénéficient au plus haut point elles-mêmes.
Scénarios pour une crise politique
Conséquence de cette « société de défiance », ce n’est pas seulement « le modèle social français qui s’autodétruit » ( Algan et Cahuc ), c’est aussi son modèle politique.
On assiste de fait au face à face de deux mondes qui s’ignorent : les élites et le peuple. La crise sociale débouche donc sur une crise politique particulièrement grave en France dans la mesure où le pouvoir est comme suspendu dans le vide. Il ne représente pas la société dans sa diversité et il n’a pas de base sociologique. Certes le gouvernement socialiste s’appuie sur une clientèle de fonctionnaires mais pour combien de temps encore , dès lors que la réduction inévitable de la dépense publique va les toucher à leur tour?
Il existe des précédents historiques à ce genre de situation. La chute du Directoire par exemple. Ce régime des « meilleurs », d’une élite sociale coupée du peuple, est tombé dans l’indifférence générale pour le plus grand profit de Napoléon Bonaparte, l’homme providentiel. Stanley Hoffmann dans ses Essais sur la France voit du reste dans le recours à l’homme providentiel une grande spécialité française. A 1799 on pourrait en effet ajouter 1848,1940,1954,1958. C’est sûrement le sens du pari de Nicolas Sarkozy dans son interview récente à Valeurs actuelles : les difficultés économiques et sociales jointes à la déception engendrée par un pouvoir socialiste incapable de changer la situation, rendront inévitable le recours à un sauveur : lui-même. Pari risqué, car si Sarkozy a sans doute raison de considérer que la crise sociale risque de déboucher sur la violence et l’impasse politique, il n’est pas sûr pour autant qu’il soit le seul bénéficiaire de la situation. D’autres scénarios sont envisageables. Une crise sociale effectivement incontrôlable, une montée du populisme et du Front national qui rendent le pays ingouvernable. Et surtout, lorsque l’opération du recours à l’homme providentiel a réussi, en 1799, en 1848 ou en 1958, elle s’est accompagné de profondes transformations des structures économiques, politiques et sociales dans le cadre hexagonal. Mais que reste-t-il aujourd’hui comme marge de manœuvre pour un dirigeant hexagonal ? En clair, le recours à l’homme providentiel n’est-il pas finalement qu’une des formes d’un populisme inévitablement voué à l’échec ?
V. Feré, Professeur en Première supérieure (Amiens)
Crédit photo, Flickr: Thragor
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