Les eurosceptiques ne désarment pas…
Fondapol | 06 juin 2011
Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ?, Paris, Fayard, 2011.
Acteur et témoin de l’histoire de la gauche depuis les années 1960, Jean-Pierre Chevènement opère un travail généalogique minutieux pour tenter de comprendre le ralliement de sa famille politique et de son chef François Mitterrand à la construction européenne.
Une trahison : la conversion des socialistes à « l’européisme libéral »
Jean-Pierre Chevènement comprend cette conversion comme un paradoxe. L’Europe telle qu’elle se fait enfermerait en effet les peuples dans un carcan néolibéral. Elle fragiliserait les nations en les privant de toute capacité d’action en matière économique… et condamnerait donc toute politique « de gauche ».
Pour Jean-Pierre Chevènement, la conversion de la gauche modérée à « l’européisme néolibéral » trouve son origine dans le tournant de la rigueur de 1983. Le gouvernement Mauroy se serait alors rallié aux thèses anti-keynésiennes de l’école de Chicago. Mis en œuvre dans les pays anglo-saxons par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, le monétarisme porté par la « deuxième gauche » l’aurait aussi emporté en France, avec un léger décalage. Se serait alors ouverte une « parenthèse libérale »… qui ne s’est jamais refermée.
Les « renégats » socialistes, en premier lieu Jacques Delors et Pierre Mauroy, auraient trouvé un double intérêt à la construction européenne. Le projet d’Union entre les peuples aurait offert au PS un idéal de substitution, après l’abandon du grand projet de transformation sociale. Ce projet aurait par ailleurs permis d’« habiller » les dogmes néo-libéraux de manière présentable et de les introduire en France.
Actus horribilis
L’Acte unique européen de 1986 aurait parachevé cette trahison. Jean-Pierre Chevènement y voit le fourrier de cet « hybris financier » qui a provoqué la crise de 2008. En instaurant la libre circulation des capitaux, l’Acte unique aurait asservi la France aux intérêts du capitalisme financier tout en mettant son industrie à genoux. Rien de moins! Deuxième conséquence présumée de ce traité : il aurait permis aux investisseurs internationaux de mettre en concurrence les politiques publiques des différents états européens. Ceux-ci se seraient trouvés dès lors engagés dans une course effrénée au moins-disant social et fiscal.
Les classes populaires seraient les grandes victimes, avec l’industrie française, de cette conversion des socialistes à l’Europe bruxelloise. Avec une certaine honnêteté mais sans toutefois s’attarder sur cet épisode, Jean-Pierre Chevènement avoue pourtant qu’il a, à l’époque, soutenu l’Acte unique… Faut-il considérer son livre comme un acte de repentir ?
Mitterrand l’Européen
Jean-Pierre Chevènement a entretenu, on le sait, des rapports très complexes avec François Mitterrand, du congrès d’Epinay où il lui permit de prendre la tête du Parti socialiste (1971) jusqu’à sa démission du ministère de la Défense au début de la première guerre d’Irak (1991). On ne s’étonnera donc pas que l’engagement européen de François Mitterrand fasse l’objet d’un traitement tout particulier dans La France est-elle finie.
La version de Jean-Pierre Chevènement est la suivante : le président socialiste, pourtant à l’origine de l’Acte unique et du traité de Maastricht, n’aurait pas souhaité que ces accords européens servent le capitalisme financier. Il se serait laissé aveugler par sa croyance quasi-religieuse dans le projet européen. Le souvenir d’une France isolée face à la montée des totalitarismes de l’entre-deux-guerres, la conviction que la France était trop petite pour rester seule, le souhait de la voir se prolonger dans un projet continental l’auraient poussé à « faire l’Europe » quel qu’en soit le prix.
Le « pari pascalien » de François Mitterrand
François Mitterrand aurait ainsi misé sur l’Union comme Pascal sur l’existence de Dieu : le projet européen constituait selon lui un horizon incertain mais merveilleux en comparaison avec la misère des nations. Il ne coûtait donc rien de renoncer à une France souveraine et d’espérer en l’Europe.
Le même idéal aurait conduit le Président socialiste à « brader » les intérêts français dans la construction de l’Union économique et monétaire. Il aurait tant voulu intégrer l’Allemagne réunifiée au projet de monnaie commune qu’il aurait ainsi accepté de créer une monnaie en tous points conforme à leurs volontés. Soit une monnaie forte, avec des marges budgétaires réduites et une banque centrale indépendante. Trois critères dont pâtirait encore aujourd’hui l’économie française, au profit de la puissance allemande.
Mitterrand l’Européen aura donc joué contre son pays et ses électeurs : la mansuétude du constat n’est qu’apparente, sous la plume d’un « souverainiste » !
La nation seule peut être souveraine
A suivre Jean-Pierre Chevènement, un fossé profond se serait creusé ces dernières années entre des élites mondialisées et europhiles qui auraient profité de la libéralisation des mouvements de capitaux et le peuple français, victime impuissante à qui l’on aurait confisqué la maîtrise de son destin. L’ancien ministre propose un viatique pour sortir de cette situation : le retour à l’Europe des nations.
On retrouve ici un raisonnement que partagent les « souverainistes » français avec la majorité des conservateurs britanniques, par exemple. Le postulat de départ est le suivant : il n’existerait pas de peuple européen et dès lors, le seul lieu de la souveraineté et du pouvoir serait donc, aujourd’hui encore, la nation. En conséquence de quoi, les institutions européennes n’auraient pas de légitimité propre pour agir, décider, légiférer.
Pour une « République européenne des peuples »
L’ancien maire de Belfort se défend d’être anti-européen. Il appelle de ses vœux la construction d’une « République européenne des peuples », dont la politique serait articulée aux démocraties nationales et dans leur intérêt. Une sortie de l’euro lui paraît irréaliste, mais il se prononce en faveur d’un véritable gouvernement économique.
D’après lui, la BCE doit être en mesure de conduire une politique de change qui favorise le marché intérieur et les exportations, contre la volonté allemande de maintenir un euro fort. Les Etats devraient par ailleurs retrouver les moyens de conduire une politique industrielle volontariste reposant sur les entreprises publiques et compatible avec l’ouverture au marché mondial.
Qu’est-ce que le « gaullo-marxisme » ?
D’une indéniable clarté, l’argumentation de Jean-Pierre Chevènement repose cependant sur des postulats dont la validité mérite d’être discutée. L’auteur inscrit ainsi son raisonnement dans une perspective qu’il qualifie lui-même de « gaullo-marxiste ».
Or, il est difficile pour son lecteur de saisir la cohérence de cette double parenté idéologique. Le marxisme est un matérialisme et un internationalisme, quand le gaullisme repose sur l’adhésion à l’idée d’une France idéale, éternelle et souveraine. Dans cet attelage étrange, qui de la superstructure économique ou de l’infrastructure étatique l’emporte sur l’autre? Comment concilier l’impératif de lutte des classes et le rassemblement du peuple autour de l’intérêt national ?
L’homme est-il capable d’inventer de nouveaux modèles politiques ?
Il est également permis de se demander si la nation est réellement, comme Jean-Pierre Chevènement semble l’entendre, le dernier stade de la communauté politique. L’auteur identifie trois formes de groupes – tribu, nation, Empire –, la localisation du pouvoir au niveau national étant à ses yeux la condition d’une démocratie véritable.
C’est ignorer la capacité d’invention de l’espèce humaine en matière politique, sur laquelle Pierre Manent insiste à juste titre dans ses derniers ouvrages. Au reste, la nation française n’est-elle pas elle-même le produit d’une construction, bref un objet politique historiquement identifié (OPHI) ? Comment ne pas admettre que tout ensemble politique s’élabore dans le temps ?
Il n’est pas impossible de surcroît qu’en dépassant les Etats, le Vieux Continent se situe une fois de plus à l’avant-garde de l’Histoire politique du monde. A l’inverse des nations, dont la naissance est indissociable d’une certaine violence, l’Union européenne constitue le précédent historique d’une construction politique reposant sur l’adhésion des peuples. Ceux-ci choisissant en effet d’adhérer et se prononcent lors de chaque changement institutionnel important, par référendum ou par la voix de leurs représentants.
Europe, nations et démocratie
Au reste, est-on certain que le volontarisme jacobin et national de Jean-Pierre Chevènement respecterait mieux la volonté des citoyens que la construction européenne ne le fait ? La nostalgie ne doit pas nous illusionner. Le pouvoir politique d’autrefois avait certes plus de marges de manœuvre. Mais était-il vraiment plus démocratique ? L’Etat qui « savait » ce qui était bon pour les Français, cet Etat tout-puissant des technocrates modernisateurs des années 1950, cet Etat-là doit-il vraiment être regretté ?
On l’aura compris : ce livre est tout sauf l’œuvre d’un libéral. Les partisans les plus résolus de la construction européenne auraient toutefois tort d’en méconnaître certaines critiques, notamment sur les garanties démocratiques insuffisantes qu’offre le fonctionnement des institutions européennes. La construction européenne a peut-être aussi besoin du réactif souverainiste ou eurosceptique pour continuer à progresser…
Alexis Benoist
Crédit photo, Flickr: chevenement
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