Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique.
13 septembre 2018
« Avec les mutations contemporaines, va-t-on vers la disparition du travail ou au contraire vers l’intégration de tout le temps livre dans les activités de travail ? ». C’est la sociologie de l’activité mais aussi la sociologie des identités qui peuvent répondre à cette interrogation, car ce l’idée sous-jacente est bien celle de l’engagement dans l’activité. Il en va de la façon dont l’individu réalise son désir d’accomplissementet se mobilise pour faire face à l’inconnu. Pour certain, s’engager relève de la vocation. Mais l’engagement passionné peut s’exprimer avec une force équivalente dans le domaine du travail ou celui des loisirs.
L’accomplissement personnel se trouve-t-il dans le travail ou dans le loisir ?
« De nombreux penseurs socialistes du XIXe siècle ont imaginé un travail permettant à l’homme de s’accomplir, comme le faisait l’artisan avant la révolution industrielle »,rappelle Patrice Flichy. Mais face à cette utopie d’un homme pouvant travailler selon sa vocation, Marx constate que le travail est aliéné. Le travail ne serait plus une fin, mais simplement un moyen de subsistance. Le travail et le loisir était alors deux mondes bien distincts, quasi-hermétiques l’un à l’autre. « Aux Etats-Unis, le sociologue Daniel Bellobserve, après la Seconde Guerre mondiale, que les ouvriers cherchent à retrouver dans les loisirs ce qu’on leur a refusé dans le travail ». Avec la diminution du temps de travail et les congés payés, les salariés ont pu dégager un temps de loisir plus important, du « temps pour eux ».Et pour le sociologue américainCharles Wright Mills, les loisirs étaient, pour ces concitoyens, une manière compenser la « très faible qualité de leur travail »,un moyen de renforcer l’estime de soi. Mieux encore, dès le début des années 80, le loisir va s’ériger comme un temps dominant, un phénomène majeur de notre temps, une idée développée notamment dans les thèses de Dumazedier.
Les utopies d’une alternative au travail capitaliste : de William Morris aux Makers.
Les premières formes de travail alternatives au modèle capitaliste apparaissent dans les travaux de William Morris : figure passionnante qui, parallèlement à son activité littéraire, développe une coopérative de production artistique, une hétérotopie, autrement dit « un espace concret qui héberge l’utopie ». Un siècle plus tard, on retrouve l’esprit et la lettre de l’auteur, dans les espaces utopiques des hippies, dans les communautés de la contre-culture californienne, creuset d’expériencesqui verront naître les « hackers », et les « makers ». Tout comme le mouvement punk, qui confère une grande valeur à la réalisation par soi-même, le « DIY »,les hackers et les makers prônent la collaboration étroite dans une communauté, étendant au monde des objets les valeurs éthiques de la sphère numérique. Mais voilà, l’utopie de Morris devait se heurter à la réalité, et son projet de manufacture « Arts and Crafts »,dont la finalité était de démocratiser l’accès aux objets d’art pour les classes laborieuses, demandait des coûts de productions tels, que ces produits ne trouvaient d’acquéreurs que dans la riche bourgeoisie. Hackers et makers bénéficieront par la suite de la baisse des coûts induite par les outils numériques, ainsi que la capacité de mise en réseau de pair à pair, pour exprimer pleinement leur utopie du faire : « proposer à tous sur des plateformes le fruit de son travail libre, considérer que les connaissances et la production intellectuelle font partie d’un patrimoine commun et peuvent être accessibles à tous ».
Les opportunités du numérique pour l’autoproduction.
Dans la culture commune du numérique, de la sphère privée à la sphère professionnelle, les expériences et les compétences, le loisir et le travail, passent d’un monde à l’autre, favorisant l’apparition d’un travail ouvertet permettant par la même occasion le développement de l’autoproduction. Logiciels libres, création musicale autoproduite, prolongent l’esprit DIY de la culture punk. Ce contexte est aussi celui du sacre de l’amateur, « quand le travail et le loisir s’entrecroisent, le travail ouvert se développe encore plus. L’amateur peut chercher à professionnaliser ses passions, le professionnel à faire pendant son temps libre, les réalisations complètes qu’il n’a pas pu faire au bureau, trouver la satisfaction et le plaisir qui lui manque dans sa profession », souligne Patrice Flichy. L’individu digital est par nature flexible et navigue plus aisément entre le travail et le hors-travail, ou même à développer un travail hybride, en y incluant une part de loisir.
Libérer le travail.
« Faut-il considérer le travail l’ère numérique comme un travail de plus en plus restreint (l’automatisation fait disparaître l’emploi) et de plus en plus oppressant (les règles sont de plus en plus précises et son imposées par la machine) qu’on ne peut plus transformer ou simplement améliorer ? ».Au contraire, la démonstration de Patrice Flichy semble prouver que les individus, dans la culture du faire, riches du croisement des compétences acquises en entreprise et dans leurs vies privées, parfois sur leur temps de loisir, permettent de réinventerle travail, de l’imaginer sous des formes nouvelles, de se donner une nouvelle chance et pourquoi pas, se réinventer à son tour. « C’est à cet autre mode de faire – qui s’appuie sur les capacités d’autonomie et de décentralisation du numérique, et qui s’inscrit dans un nouvel espace de travail élargi, marchand et non-marchand – qu’il faut donner toute sa place, car il autorise des formes d’engagement dans l’activité plus valorisantes pour l’individu ».Un discours dynamisant et optimiste, qui relativise les trop nombreux oracles, annonçant la destructionmassive d’emplois par le numérique. Parce qu’il offre cette réécriture de nos vies en filigrane, parallèlement à notre carrière ou entre deux expériences professionnelles, le numérique n’a pas pour finalité de nous libérer du travail, mais bien celle de « libérer le travail ».
Farid Gueham
Pour aller plus loin :
– « Travail, emploi et numérique »,cnnumerique.fr
– « L’impact de la révolution numérique sur le travail », contrepoints.org
– « Où va le travail à l’ère du numérique », pressedesmines.com
– « Révolution culturelle du temps libre », Dumazedier, Joffre, persee.fr
– « William Morris et la critique du travail », palim-psao.fr
– « Derrière Internet, l’imaginaire hippie », slate.fr
– « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires », ladocumentationfrancaise.fr
– « Le tsunami numérique change totalement notre rapport au travail », tvdma.org
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