Les relations gréco-turques dans le contexte de la crise migratoire – un rapprochement paradoxal
Fondapol | 22 mars 2016
Les relations gréco-turques dans le contexte de la crise migratoire – un rapprochement paradoxal
Par Villy Kladi, en partenariat avec l’Association du Master Affaires Européennes de Sciences Po
Le début du mois de mars a été marqué par de grands gestes de conciliation entre le gouvernement grec et turc concernant la gestion de la crise migratoire : les premiers Ministres Tsipras et Davutoglu ont réussi à signer un accord prévoyant le retour de migrants vers la Turquie. C’est un accord qui permet à la Grèce de commencer à effectuer un échange entre migrants illégaux en Grèce et réfugiés qui se trouvent actuellement en Turquie, et qui constituera la base pour un accord entre l’UE et la Turquie. Malgré le fait que l’accord gréco-turc fasse l’objet de critiques d’un point de vue des droits de l’homme, il est jugé aussi comme politiquement réaliste par les acteurs du gouvernement grec, ainsi que des acteurs humanitaires dans le pays.[1] Depuis des mois, la situation humanitaire désastreuse persiste dans ces deux pays, points d’accueil majeur du flux migratoire – une situation qui est suspendue au-dessus de la tête de l’Europe comme une épée de Damoclès.
Les temps exceptionnels appellent à des efforts exceptionnels
Il est toutefois intéressant de s’interroger sur l’évolution assez rapide et radicale des relations entre les deux pays voisins. Les derniers mois, on a en effet constaté un rapprochement intense et sans précédent récent entre leurs gouvernements. D’un point de vue actuel, ce rapprochement n’est pas étonnant, face à une crise aux proportions exceptionnelles[2]. Néanmoins, ni l’histoire tumultueuse des relations entre les deux Etats[3], ni leurs discours nationaux, qui dressaient un portrait agressivement nationaliste l’un de l’autre, ont empêché ce rapprochement né de l’urgence. Tsipras a même, depuis octobre 2015, répété les appels envers ses partenaires européens à inclure la Turquie au sein des négociations. Le premier ministre a maintes fois insisté sur le fait qu’une solution commune et efficace serait impossible en l’absence de la Turquie, qu’il voit comme un partenaire de l’UE sur ce dossier.[4]
La dynamique gréco-turque de conciliation coïncide avec un isolement de la Grèce, délaissé par de nombreux Etats membres de l’Union Européenne las de voir la Grèce échouer à barrer le chemin des migrants vers le nord de l’Europe. Cet éloignement s’effectue malgré l’agenda mis conjointement sur pied par Berlin et Athènes et qui lui-même marquait le rapprochement avec un pays avec lequel elle connaissait de fortes tensions au sein de l’UE, et contre lequel le gouvernement de Syriza (avant et après son élection) s’adressait avec une rhétorique d’antagonisme et de provocation au sujet de la crise de dette grecque.[5] L’Allemagne, ainsi que l’inclusion de la Turquie, ont rendu les négociations européennes plus intégrantes. Il en résulte que la Grèce n’est plus « isolée », comme le déclarait Tsipras le 8 mars.
Les discours d’antagonismes et les querelles territoriales persistent
Le rapprochement entre la Grèce et la Turquie, comme il fallait s’y attendre, n’est toutefois pas toujours bien reçu et vient éveiller des soupçons. Même si le rapprochement est perçu comme un pas en avant, plusieurs observateurs, issus du milieu politique tout comme journalistique, présentent la Turquie comme étant un pays doté d’une force de frappe diplomatique sous-estimée en Europe. Le point de vue grec n’est certes pas d’agir contre ce qui pourrait satisfaire l’agenda turc, du moins quand cet agenda est sur la même longueur d’onde que l’intérêt grec. Plusieurs voix préviennent toutefois d’un comportement « hégémonique » régional de la part de la Turquie, qui prendrait l’Europe « en otage » en essayant d’atteindre des buts personnels de long terme.[6] Nouvelle Démocratie, le parti grec d’opposition, a mené plusieurs attaques verbales contre la politique conciliante de Tsipras et son parti, et a continuellement exprimé sa méfiance envers la politique turque. La Turquie serait ainsi largement « responsable » du flux massif des migrants et viserait à faire de ce levier une stratégie pour faire influer son agenda auprès de l’Europe[7] – une opinion qui pour d’autres ne rend pas justice aux problèmes économiques et sociaux auxquels la Turquie fait elle-même face[8].
Une autre source de tensions entre les pays voisins est que l’effort conciliant ne paraît atténuer en rien les ambitions régionales de son voisin qui continue à contester la frontière de la Mer Egée ainsi que les îles qui y sont situées[9]. Cette position turque affirme ainsi que la frontière entre les deux pays est « géographiquement particulière »[10], devenant problématique avec le début de la mission de l’OTAN dans la mer Egée.
S’ajoute à ce problème un autre sujet plus vaste, à savoir la partition de l’île de Chypre. Le premier ministre du pays, Nicos Anastasiades, a ainsi refusé d’approuver une vaste partie de l’accord entre la Turquie et l’UE : notamment la relance du processus d’adhésion du pays à l’Union[11]. Ces tensions font jouer à la Grèce le rôle du témoin en position inconfortable, et qui peut la forcer à modérer son soutien.
Entre la nécessité d’agir et les querelles territoriales, la Grèce a opté pour l’urgence afin de trouver une solution à la crise des réfugiés. Il reste à savoir si l’accord et l’alignement entre la Grèce et la Turquie relèvent d’intérêts nationaux à court terme ou s’il s’agit là d’un effort substantiel adressé au problème le plus urgent auquel l’Europe est confrontée aujourd’hui. Si la dynamique de conciliation s’inscrit dans la durée, il est possible que les deux pays s’attellent, au-delà du court-terme, aux problèmes les plus sensibles et structurels. L’Europe ne peut que profiter de ce rapprochement pour harmoniser les intérêts divers – turcs, grecs, allemands, de l’Europe centrale – et espérer mettre sur pied une solution durable et européenne.
crédit photo: www.ekathimerini.com
[1] Tsipras soutient la perspective d’un accord avec la Turquie sur le renvoi de réfugiés syriens | Le Monde
[2] No way out | The Economist
[3] Twice a stranger: the mass expulsions that forged modern Greece and Turkey | Foreign Affairs
[4] Déclaration de Tsipras | Skai ; Europa.eu
[5] Le changement de perception de Merkel vis-à-vis la Grèce | Kathimerini
[6] The gray zones of politics | Kathimerini ; An aegean alliance | Foreign Affairs
[7] L’attaque des députés de ND sur la Turquie | Dimokratianews
[8] EU and Turkey need to make history refugee crisis decision | Hurriyet Daily News
[9] Turkish warplanes violate Greek airspace 22 times within 24 hours | International Business Times
[10] NATO overcomes Greek Turkish tensions to agree Aegean Mission | Reuters
[11] Cypriot leader threatens to scupper Merkel’s refugee pact | Financial Times
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