L'Europe allemande : désastre français et mort de la vision européenne de Jean Monnet

Fondapol | 22 octobre 2014

8115584104_1bed8e40eb_kL’Europe allemande : désastre français et mort de la vision européenne de Jean Monnet

Par Bruno Alomar, spécialistes des ques­tions eu­ro­péennes à Sciences Po Paris

L’Union eu­ro­péenne, telle qu’elle se met en ordre de ba­taille avec l’élec­tion du Par­le­ment eu­ro­péen en juin 2014 et la no­mi­na­tion de la Com­mis­sion Jun­cker, se ca­rac­té­rise par l’ef­fa­ce­ment de la France en Eu­rope et par l’avè­ne­ment de la toute-puis­sance de l’Al­le­magne. Ce fai­sant, c’est bien une étape de plus dans le pro­ces­sus de des­truc­tion de l’Eu­rope ima­gi­née par Jean Mon­net.

L’ef­fa­ce­ment de la France est in­édit dans his­toire de la construc­tion eu­ro­péenne. Si l’on on­si­dère la com­po­si­tion de la nou­velle Com-is­sion Jun­cker, l’on est frappé, mal­gré la pu­bli-ité que Paris a voulu don­ner à la no­mi­na­tion ‘un Fran­çais aux af­faires éco­no­miques et mo-étaires, par la fai­blesse de notre pays. Le por-feuille confié à la France est faible : le com­mis-aire aux af­faires éco­no­miques et fi­nan­cières, on­trai­re­ment aux com­mis­saires qui exercent ne com­pé­tence dé­lé­guée à l’Eu­rope (concur-ence, com­merce), ne pos­sède aucun pou­voir éri­table, autre que le Mi­nis­tère de la pa­role (les is­po­si­tions du « Six Pack » nous sem­blant ne as pou­voir être mises en œuvre ou de ma­nière suf­fi­sante pour in­flé­chir ce diag­nos­tic). Il est à e sujet assez pi­quant que la France se soit, de anière si vé­hé­mente, op­po­sée à la sug­ges­tion lle­mande de don­ner à l’Eu­rope des pou­voirs ccrus pour contrô­ler les bud­gets na­tio­naux. De ur­croît, et en dépit des dé­né­ga­tions de Paris, il era bien placé sous la tu­telle d’un « super com-is­saire ».

Au-delà du poste de com­mis­saire, c’est-à-dire au sein de la Com­mis­sion pro­pre­ment dite, là où l’in­fluence de long terme se construit, le dé­sastre est consommé. Seule­ment un chef de ca­bi­net de com­mis­saire sur 28 sera fran­çais. Quand l’on sait à quel point l’es­sen­tiel du pou­voir s’y concentre (avec les postes de Di­rec­teurs gé­né­raux), l’on fré­mit. De même, l’époque semble loin­taine où les com­mis­saires vou­laient coûte que coûte qu’un Fran­çais soit pré­sent dans leur équipe. En un mot, il n’y avait pas d’in­fluence sans la France.

L’Al­le­magne, pour sa part, ré­colte au­jour­d’hui les fruits d’un long tra­vail d’in­fluence qui, au-delà de sa si­tua­tion éco­no­mique ob­jec­ti­ve­ment meilleure que celle de la France, tra­duit sa vo­lonté claire de prendre le pou­voir en Eu­rope. Avec la no­mi­na­tion de Mon­sieur Tusk (Po­lo­nais qui ne parle pas le fran­çais !) à la pré­si­dence du Conseil, la com­po­si­tion de la Com­mis­sion, en dépit de la re­la­tive dé­cep­tion pour Ber­lin qu’a consti­tué le por­te­feuille de l’éco­no­mie nu­mé­rique à Günther Oet­tin­ger, marque le triomphe de l’Al­le­magne : dé­pla­ce­ment des res­pon­sa­bi­li­tés les plus es­sen­tielles vers l’Est de l’Eu­rope (por­te­feuilles des com­mis­saires po­lo­nais et slo­vène) ; no­mi­na­tion aux deux postes éco­no­miques es­sen­tiels (concur­rence et com­merce) de deux Scan­di­naves dont les concep­tions éco­no­miques sont clai­re­ment al­le­mandes ; oc­troi au Royaume-Uni – hors zone euro, alors que le tra­vail de conso­li­da­tion et de sau­ve­tage de la mon­naie unique n’est pas achevé – en dépit de son mau­vais es­prit per­ma­nent et d’un can­di­dat de peu d’en­ver­gure, du seul por­te­feuille qui in­té­resse Londres, celui des ser­vices fi­nan­ciers, ma­nœuvre évi­dente (déses­pé­rée ?) de la part de l’Al­le­magne pour gar­der coûte que coûte le Royaume-Uni en Eu­rope.

Le por­te­feuille confié à la France est faible : le com­mis­saire aux af­faires éco­no­miques et fi­nan­cière ne pos­sède aucun pou­voir vé­ri­table

Au sein de la Com­mis­sion, le poste de chef de ca­bi­net du Pré­sident (qui cor­res­pond peu ou prou en termes d’in­fluence à celui du Se­cré­taire gé­né­ral de l’Ely­sée) re­vient à un al­le­mand de ta­lent et de réelle au­to­rité, alors même que l’Al­le­magne noyaute in­tel­li­gem­ment les ca­bi­nets des com­mis­saires. Au Par­le­ment eu­ro­péen, l’Al­le­magne a su éga­le­ment pla­cer ses hommes, et com­pris, plus vite et mieux que la France, le rôle que les par­tis po­li­tiques joue­rait dans la no­mi­na­tion de la Com­mis­sion (le « Spit­zen­kan­di­da­ten »).

Tout ceci, à la vé­rité n’a rien de sur­pre­nant. La France, ses élites po­li­tiques, ad­mi­nis­tra­tives, éco­no­miques, mé­dia­tiques, à quelques trop rares ex­cep­tions, ne s’in­té­ressent pas à l’Eu­rope. Elle a perdu toute stra­té­gie d’in­fluence de­puis vingt ans. Elle consi­dère que l’Eu­rope lui a échappé avec l’élar­gis­se­ment de 1995 et avec le fu­neste traité de Nice de 2001, né­go­cié sous co­ha­bi­ta­tion Chi­rac–Jos­pin, qui a brisé ce qui fai­sait l’ADN de la construc­tion com­mu­nau­taire, l’iden­tité de puis­sance ri­gou­reuse entre Ber­lin et Paris au Conseil, au pro­fit de l’Al­le­magne. Qu’il est loin le temps où, consa­crant l’exis­tence d’un veto fran­çais de fait à l’Union eu­ro­péenne, Hel­mut Kohl, im­pré­gné de la res­pon­sa­bi­lité de l’Al­le­magne face à l’His­toire ré­cente di­sait, à peu près en ces termes : « Si l’Al­le­magne sait que la France s’op­pose, l’Al­le­magne se dé­fend de pro­po­ser. » Au-delà de la France et des Fran­çais, aussi peu dignes à jouer les mau­vais per­dants qu’à aller ré­gu­liè­re­ment men­dier à Bruxelles un délai sup­plé­men­taire en ma­tière bud­gé­taire, la prise de pou­voir pro­gres­sive de l’Al­le­magne vient at­ta­quer le prin­cipe même de la construc­tion com­mu­nau­taire à la ra­cine, de deux ma­nières. Pre­miè­re­ment, le simple bon sens veut que la construc­tion eu­ro­péenne per­mette d’évi­ter qu’un pays im­pose sa loi aux autres pays. Conti­nent tra­gique, l’Eu­rope de 1957, à cet égard, n’a qu’un but, qui au­rait ravi la di­plo­ma­tie bri­tan­nique : évi­ter qu’une puis­sance conti­nen­tale écrase les autres. La crise de la zone euro et le sen­ti­ment anti-al­le­mand qui s’est dé­ve­loppé au sud de l’Eu­rope au­raient dû être com­pris en ce sens : les peuples n’ac­ceptent pas qu’on leur dise quoi faire ! A cet égard, l’Al­le­magne, consciente de ses in­té­rêts, a d’ailleurs assez cou­ra­geu­se­ment ac­cepté d’en­dos­ser pour par­tie (mais la France contri­bue au MES à hau­teur de son PIB) le rôle de « Père la Ri­gueur ».

L’Al­le­magne ré­colte les fruits d’un long tra­vail d’in­fluence qui tra­duit sa vo­lonté claire de prendre le pou­voir

Deuxiè­me­ment, et de ma­nière beau­coup plus fon­da­men­tale, la stra­té­gie al­le­mande at­taque le sub­strat idéo­lo­gique de la construc­tion com­mu­nau­taire, tel que pensé par Mon­net, Schu­mann, Gas­peri et quelques autres : l’idée de Na­tion eu­ro­péenne, l’idée qu’il existe un peuple eu­ro­péen. C’est de cette idée, com­bat­tue par le Gé­né­ral de Gaulle puis par Mar­ga­ret That­cher, que pro­cède toute la construc­tion eu­ro­péenne et que cette der­nière tire sa dy­na­mique. C’est cette idée qui jus­ti­fie les aban­dons de sou­ve­rai­neté au pro­fit d’ins­ti­tu­tions eu­ro­péennes su­pra­na­tio­nales, non élues, telles que la Com­mis­sion eu­ro­péenne ou la Cour de Jus­tice. C’est cette idée qui jus­ti­fie un Par­le­ment eu­ro­péen puis­sant parce qu’il est (se­rait) le Par­le­ment d’un peuple eu­ro­péen. Si l’Al­le­magne pen­sait « Eu­rope » au sens de Jean Mon­net, elle n’éprou­ve­rait nul­le­ment le be­soin de la noyau­ter. Avec la crise de l’euro, l’af­fai­blis­se­ment de la France, les masques tombent : l’Eu­rope, pour Ber­lin, est bien sûr une syn­thèse, mais au sein de la­quelle les rai­son­ne­ments, la forme de pen­sée al­le­mande doit pré­va­loir : le droit plu­tôt que la po­li­tique, la concur­rence et le libre mar­ché plu­tôt que l’in­ter­ven­tion­nisme, la ri­gueur bud­gé­taire et le mo­né­ta­risme, etc. Et le but est clair, ré­sumé par un haut res­pon­sableø al­le­mand qui, dans son en­thou­siasme, a vu la nu­dité du roi : toute l’Eu­rope se por­tera mieux quand l’Eu­rope par­lera al­le­mand…

L’on ob­jec­tera, à rai­son, que l’Al­le­magne, joue son jeu. L’on re­con­naî­tra que sur de nom­breux as­pects de po­li­tique éco­no­mique, c’est bien l’Al­le­magne qui a rai­son, et que nous se­rions avi­sés, Fran­çais, de faire comme elle, non pas pour conten­ter Bruxelles ou Ber­lin, mais bel et bien dans notre seul in­té­rêt. Plus fon­da­men­ta­le­ment, les connais­seurs de l’Eu­rope savent com­bien les autres pays se battent bec et ongles pour im­po­ser leurs idées, au pre­mier rang des­quels le Royaume-Uni, om­ni­pré­sent de­puis quinze ans qu’il n’a de cesse de cri­ti­quer Bruxelles, se bat­tant pied à pied pour chaque poste, pous­sant à un élar­gis­se­ment di­rec­te­ment contraire à l’idée d’Eu­rope puis­sance, mais flat­tant le désir al­le­mand de re­cons­ti­tu­tion d’une Mit­te­lEu­ropa. Les plus an­ciens se rap­pel­le­ront com­bien, dans les pre­miers temps, et jus­qu’au an­nées 1990, la France elle aussi se bat­tait pour que son point de vue et ses hommes pré­valent.

Pré­ci­sé­ment, la roue a tourné, trop et de­puis trop long­temps. L’af­fai­blis­se­ment de la France et l’om­ni­pré­sence al­le­mande, ré­sul­tats d’une évo­lu­tion l o n g u e, sont aussi et sur­tout le signe avant-cou­reur de l’échec de la vi­sion de la Grande Na­tion eu­ro­péenne que seule la France, mère de l’idée de Na­tion, pou­vait en­fan­ter. Avec un « non » au ré­fé­ren­dum de 54,7% en 2005 (une se­maine plus tard, les Pays-Bas, mo­dèle de pays pro eu­ro­péen, re­je­tait le texte à 62 %), un Front Na­tio­nal à 25 % aux élec­tions eu­ro­péennes de 2014, une scène po­li­tique na­tio­nale qui risque – Front na­tio­nal oblige – pour les an­nées à venir de res­sem­bler à un sys­tème ita­lien de com­bi­na­zione, il est à craindre que l’écart entre Paris et Bruxelles ne consti­tue un fossé in­fran­chis­sable. Trop en re­tard – s’il l’on pense que Mon­net avait tort – trop en avance – si l’on pousse la lo­gique al­le­mande ac­tuelle à son ex­tré­mité, la France ne trouve dé­ci­dé­ment plus à sa place dans l’Eu­rope d’au­jourd’­hui. C’est une si­tua­tion ex­trê­me­ment dan­ge­reuse, qui ne pourra pas se main­te­nir long­temps. Ceux qui aiment l’Eu­rope, à Paris et Ber­lin, se­raient avi­sés d’y ré­flé­chir.

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