L’homme nu : la dictature invisible du numérique.
Farid Gueham | 02 mars 2017
« La prise de contrôle de nos existences s’opère au profit d’une nouvelle oligarchie mondiale. Pour les big data, la démocratie est obsolète, tout comme ses valeurs universelles. C’est une dictature inédite qui nous menace : une Big Mother bien plus terrifiante encore que Big Brother. Si nous laissons faire, nous serons demain des « hommes nus », sans mémoire, programmés, sous surveillance. Il est temps d’agir ». Vous avez dit anxiogène ? Réaliste et dans l’urgence. C’est plus dans ce registre que se positionneraient Marc Dugain et Christophe Labbé, auteurs de « L’Homme nu : la dictature invisible du numérique ». Jamais la collecte de nos données n’aura été aussi présente dans nos vies. Une révolution d’un nouveau genre qui n’a d’équivalent que la révolution pétrolière ou la révolution industrielle du début du siècle. Une révolution qui façonne nos existences, « vers un état de docilité, de servitude volontaire, de transparence, dont le résultat final est la disparition de la vie privée et un renoncement irréversible à notre liberté ». Et comment ne pas s’inquiéter lorsque l’on pense au flux continu des informations que nous générons chaque jour sur notre santé, notre état psychique, nos actions, nos vacances, nos préférences, nos déplacements.
Savoir anticiper, pour mieux servir, ou se servir.
C’est la promesse du Big Data. Son objectif est, en fait, de débarrasser le monde de son imprévisibilité, de tuer le hasard. Quid de notre libre arbitre ? « Avec la révolution des big data, le raisonnement aléatoire disparaît progressivement au profit d’une vérité numérique fabriquée à partir des données personnelles, que 95% de la population, celle qui est connectée, accepte de céder ». Un marché immense émerge : celui des consultations internet, des objets connectés, des montres, caméras et objets connectés de toute sorte. Une moisson d’informations récoltées avec notre consentement, gratuitement, favorisant l’émergence de sociétés spécialisées, ou s’échangent les habitudes des consommateurs, leurs relevés GPS, mais aussi les informations de nos réseaux sociaux. « La dictature envisagée par Orwell dans 1984 était inspirée des modèles connus de tyrannie avec leur cortège de brutalités. Le monde des big data met sous cloche les individus, de manière beaucoup plus subtile et indolore ».
Le monde selon les Big Data.
Yannick Bolloré, patron de Havas Group, raconte son expérience data lors d’un voyage d’affaire à San Francisco. Il se rend dans son hôtel et, dès le lendemain matin, il reçoit une pub pour une réduction sur les sushis au saumon dans un restaurant tout proche de son hôtel. Etonné, il interpelle les gens de Google avec qui il avait rendez-vous : qui a bien pu m’envoyer cette pub ? « C’est nous. On vous a géo-localisé à votre arrivée, on a monitoré votre agenda, vos mails, on a vu à quel hôtel vous descendiez et que vous aimiez le sushi saumon, alors on vous a acheté en temps réel une pub ciblée pour un restau du quartier où vous logiez. Mais que faites vous de la vie privée ? Ah oui, la « privacy », c’est vrai qu’en Europe vous en parlez beaucoup ». Pas question de passer à côté du nouvel or noir. Aux Etats-Unis, le chiffre d’affaire mondial de la big data s’élève à 8,9 milliards de dollars. Avec une croissance de 40% par an, il dépasse les 24 milliards en 2016.
La stratégie infaillible des GAFA est en marche.
Sous couvert d’une fausse attitude cool, les pionniers du numérique confessent à demi mot leur volonté de s’affranchir d’une démocratie de plus en plus encombrante, presque autant que les médias. « Le slogan de Google annonce la couleur : « Organiser l’information du monde pour le rendre universellement accessible et utile ». Afin de neutraliser le cinquième pouvoir, les big data ont un plan infaillible. Affaiblir l’adversaire pour mieux lui tendre la main et conclure avec lui un marché de dupes ». La démocratie serait donc devenue obsolète pour les big data : finie la démocratie grecque et ses valeurs universelles. Pour Antoinette Rouvroy, chercheuse en droit de l’université de Namur, les firmes internationales visent une « gouvernementalité algorithmique » : un mode de gouvernement inédit opérant par configuration anticipative des possibles, plutôt que par réglementation des conduites, et ne s’adressant aux individus que par voie d’alertes provoquant des réflexes, plutôt qu’en s’appuyant sur leurs capacités d’entendement et de volonté ».
Google m’a tuer.
Los Altos, Californie : nouveau ghetto de riches 2.0. A la Waldorf School of the Peninsula, les trois quarts des parents d’élèves travaillent chez HP, Yahoo, Google ou Apple. Et curieusement, dans ce temple du numérique, les élèves ont la stricte interdiction de toucher un écran de smartphone, d’ipad ou d’ordinateur avant la classe de 4eme ! « Les têtes pensantes du numérique prennent soin de protéger leur progéniture du monde qu’ils préparent pour les enfants des autres ». Par exemple, Evan Williams, le cofondateur de twitter n’a jamais offert d’ipad ou de smartphone à ses enfants, uniquement de vrais livres. De la même façon, chez Steve Jobs, lors du repas familial du soir, l’iPhone et l’iPad étaient tout simplement bannis ». Car, à force de sous-traiter un certain nombre de tâches, notre cerveau désapprend : « c’est aussi vrai pour notre mémoire, de plus en plus externalisée que pour le sens de l’orientation. Le cerveau des chauffeurs de taxi londoniens, qui ont l’obligation de connaître par cœur le plan de la ville avec le nom de toutes les rues, affiche à l’IRM, comme l’a montrée une étude célèbre, une hypertrophie de l’hippocampe, la zone où se forment les souvenirs et qui pilote aussi le sens de l’orientation ». Nous ne savons plus où nous sommes et encore moins où nous allons. Peu importe, puisque les big data le savent à notre place. Et si Larry Page, cofondateur de Google avait raison, lorsqu’il affirme que « le cerveau humain est un ordinateur obsolète qui a besoin d’un processeur plus rapide et d’une mémoire plus étendue ». L’heure de la mise à jour est venue.
Le pire est désormais certain.
La révolution numérique est en marche et elle n’épargnera personne. Les hypothèses les plus alarmistes et les scénarios les plus anxiogènes abondent, mais pour les auteurs, une seule certitude se dessine au sein de cette vaste évolution : « Prévisibilité, sécurité, allongement de la durée de vie contre transparence absolue, la disparition de la vie privée, la perte de la liberté et de l’esprit critique ». Depuis la vieille l’Europe, la question n’est plus de savoir comment lutter contre les GAFA mais comment les rattraper. Rien ne sert donc de se barricader. Les big data marquent le tournant libertarien de l’histoire « l’acte de résistance sera de mettre l’humain au centre du jeu. De protéger la sensibilité, l’intuition, l’intelligence chaotique, gage de survie ».
Pour aller plus loin :
– Interview de Marc Dugain : « Nous n’avons plus de vie privée », France info.
– « Fin du politique et servitude volontaire », par Marc Dugain, La Croix.
– « La vie sous algorithme, selon Marc Dugain et Christophe Labbé », le JDD.
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