L’homme simplifié
23 janvier 2014
L’homme simplifié
Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard, octobre 2012, 208p, 18€
Jean-Michel Besnier signe, ici, un ouvrage de « colère »[1] en prolongeant ses réflexions sur l’omniprésence/potence technologique et son horizon posthumaniste. Entre nos techniques et l’affairement pascalien, il n’y a qu’un pas. Si « tout le malheur vient aux hommes de ce qu’ils doivent penser à ce qu’ils sont, à ce d’où ils viennent et à ce vers quoi ils vont »[2], la technologie offre de dissiper ce malheur en anéantissant l’introspection. Le philosophe propose une réflexion de résistance face à ce qu’il considère comme une nouvelle forme « délégation de l’existence »[3] menant au totalitarisme de la simplification et de l’immédiateté.
« 2010, l’an I de la simplicité »[4]
« Il faut rendre les choses simples autant que possible, mais pas plus simples »
Albert Einstein
Il est étonnant de constater à quel point l’entreprise de simplification du monde procède de techniques extrêmement complexes. Comme le dit l’essayiste américaine Barbara Granson : « Un degré extraordinaire d’ingéniosité humaine a été mis au service de l’élimination de l’ingéniosité humaine »[5]. L’homme est pourtant confronté à un paradoxe, révélateur d’un « masochisme prométhéen », en ce qu’il entend se simplifier la vie grâce aux machines tout en les désirant de plus en plus sophistiquées.
En citant de nombreux exemples, souvent tirés de la robotique[6], l’auteur entend montrer comment ce processus de simplification totale consacre notre quête de déshumanisation. Mais c’est à Internet que le philosophe s’attaque le plus sévèrement. « Internet, source de tous les divertissement pascaliens, change notre esprit de telle sorte qu’il nous rend inaptes à la profondeur »[7]. Chantre de la simplification, le web fourni, via Google, une information éclair[8], présélectionnée , un savoir préalablement délimité –et délimitant-, projeté dans des réponses statistiquement attendues ou financièrement négociées. Internet n’a pas eu pour effet d’augmenter le nombre de lecteurs à échelle mondiale, mais plutôt celui de « décodeurs d’information »[9], ce qui implique de retirer l’interprétation au sens du mot lecture.
Le découplage du langage et de la technique
Plusieurs pages sont consacrées à l’analyse du SMS et aux habitudes délétères qu’il est parvenu à imposer. Si l’exemple est plutôt classique, il est au service d’une réflexion plus profonde sur la fin du partenariat langage/technique[10] ayant favorisé l’hominisation. Jean-Michel Besnier déplore une victoire manifeste de la technique sur le langage. Dans leur entreprise de rationalisation systématique du réel, les tenants d’une science toute puissante ne manquent pas de disqualifier le langage pour son imprécision, ouvrant la voie, selon le philosophe, à une humanité « silencieuse », marchant à « cloche-pied »[11].
Le triomphe du cartésianisme et des valeurs de simplicité dont il est garant, consacre une ère de soupçon à l’égard de « toute attitude culturelle décidée à soutenir la cause de la profondeur et de l’ineffable, de l’intériorité et de l’incommunicable »[12]. La liberté, ici conçue comme arrachement à l’immédiateté animale et comme émancipation du milieu naturel, « ne fut possible que parce que l’outil inscrivit son progrès dans un contexte de langage et dans le cadre d’une activité symbolique capable d’offrir à l’activité technique une dimension de réflexion et une dynamique sociale »[13]. En débutant une belle analyse du « novlangue » d’Orwell, l’auteur rappelle les mots de Roland Barthes lors de son intronisation au Collège de France : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire »[14]. Simplifier le langage c’est imposer un système de pensée unique, sans nuance, et donc sans liberté.
L’homme remplaçable
« J’aime mieux forger mon âme que la meubler », disait Montaigne, indiquant par là qu’il préférait un homme à « la tête bien faite » plutôt que « bien pleine ». Les machines nous délestent depuis de nombreuses années de notre activité de mémoire (disques durs, ram, cloud, internet, etc.). Ce retrait progressif de la « tête bien pleine », aurait pu se faire au profit d’une culture de la « tête bien faite », mais il n’en fut rien. La pensée elle-même est déléguée aux machines qui, en bons émissaires du confort et de la simplification, nous guident sur les chemins du moindre effort. Que restera-t-il de la spécificité humaine lorsqu’il aura extériorisé l’ensemble de ses capacités[15] ? De « maîtres et possesseurs de la nature »[16], nous seront bientôt maîtrisés et possédés par les machines, c’est-à-dire remplaçables.
Levinas faisait remarquer que « Quand on commence à dire que quelqu’un peut se substituer à moi, commence l’immoralité »[17]. L’interchangeabilité étouffe le sentiment d’empathie nécessaire à l’épanouissement de la moralité.
Le consentement à voir disparaître progressivement la culture dite des humanités participe de l’effacement anomique de la spécificité humaine. « En donnant tous les points à [l’efficacité économique], les technologies de la vie quotidienne consacrent naturellement le discrédit des modes d’existence qui encouragent à l’intériorité, au risque de dissuader les hommes d’adopter un point de vue d’acteur sur leur existence, c’est-à-dire de percevoir de l’intérieur la scène du monde »[18].
De la solitude
Les TIC[19] sont l’assurance d’une porte toujours ouverte sur le monde. Avec internet, le téléphone portable est certainement l’avatar le plus représentatif d’une « intolérance à la solitude que l’individu exprime presque constitutivement et que d’autres expédients techniques confortent. Hannah Arendt y aurait vu le témoignage de ce dramatique consentement à la perte de soi, à la désubstantialisation, qui caractérise les êtres systématiquement extravertis »[20].
La disposition à la vie démocratique que la philosophe attribuait à l’être capable de solitude est considérablement remise en cause par les techniques de l’extraversion : « Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée »[21]. L’inhibition de nos capacités d’introspection et de réflexion nous coupe à la fois de nous-même et des autres. Les statuts de sujets et de citoyens sont niés au profit d’un « homme moyen », extraverti, répondant à des profils types[22].
Cultiver notre humanité
Ce bel essai n’invite pas à la technophobie, loin s’en faut ! Jean-Michel Besnier se bat contre la lassitude d’être soi[23] qu’exprime notre rapport aux technologies et notre consentement à nous laisser simplifier par elles. Plus que la machine, c’est bel et bien l’homme qui est responsable du constat, peu réjouissant, dressé tout au long de l’ouvrage ; « qu’est-il besoin, demande le philosophe, de calculer vite ou de mémoriser mécaniquement quand nos ordinateurs le font si bien, tellement mieux que nous ? S’agit-il de promouvoir l’augmentation cognitive pour damer le pion à nos machines ? Ne vaudrait-il pas mieux la mettre au service de compétences qui leur échappent et dans lesquelles se reconnaît l’humanité ? »[24].
On ne peut que rejoindre l’auteur dans sa volonté de ne pas céder au dogme de l’efficacité robotisante et à la « maximisation » de l’homme dans des tâches peu élaborées mais très instrumentales, conceptions héritières d’une humanité conçue sous le seul angle de l’ « agent rationnel ».
Julien De Sanctis
Crédit Photo: Flickr! Vinally2010
[1] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, p.9
[2] ibid p.17
[3] ibid, p.20
[4] Le Figaro, 3 janvier 2011 : http://bit.ly/1gUDHDa
[5] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, p.29
[6] L’exemple du cybernéticien, Kevin Warwick est particulièrement évocateur. Warwick entend développer une puce électronique qui, à terme, permettra de communiquer par télépathie. C’est une parfaite illustration du fantasme d’immédiateté charrié par nos technologies. En se débarrassant des imprécisions du langage et, au passage, de toute l’immédiateté constitutive de sa richesse, on obtient une forme de communication directe réduisant l’humain « à l’activation de ses neurones et au potentiel […] de son activité corticale » (p.49).
[7] ibid, p.53
[8] Sur la notion de rapidité, voir l’article récemment publié sur ce blog, « Greenwich ou la tyrannie de l’horloge » : http://bit.ly/1aw06pd. En effet, vitesse est simplification sont loin d’être étrangères l’une à l’autre puisque la seconde engendre la première. La médiateté étant une condition d’humanité (cf. paragraphe 2), on comprend mieux l’idée selon laquelle la recherche et la systématisation de l’immédiateté par nos technologies entretiennent le processus de déshumanisation dont il est ici question.
[9] ibid, p.53
[10] Partenariat dont le plus ancien témoignage remonte à l’art pariétal.
[11] Ibid, p.65
[12] ibid, p.67-68
[13] Ibid, p.70
[14] Ibid, p.71
[15] Sur ce point, consulter Le geste et la parole d’André Leroi-Gourhan.
[16] Descartes, Discours de la méthode
[17] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, Le Livre de Poche, 2004, p162
[18] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, p.106
[19] Technologies de l’information et de la communication
[20] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, p.139
[21] Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 1972, p.276-277
[22] Voir Ernst Jünger, Le travailleur
[23] Point développé par l’auteur dans son précédent ouvrage, le passionnant Demain, les posthumains.
[24] Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, p.192
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