L’humain augmenté
16 janvier 2014
L’humain augmenté
Edouard Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, octobre 2013, 219p, 8€
La croissance quasi frénétique des découvertes scientifiques suscite, aujourd’hui, des enthousiasmes et espoirs illimités. De maître et possesseur de la nature, selon la formule cartésienne bien connue, l’homme est en phase de devenir maître et possesseur de lui-même grâce à la progressive intégration du progrès technologique à son propre corps. La triade réparation-transformation-augmentation qui en découle ne propose rien de moins qu’une modification, à terme, de la nature humaine. Des transhumanistes aux technophobes, c’est à la réflexion éthique, nécessairement collective, de tracer le chemin du désirable en ouvrant le débat sur l’humain de demain. C’est là l’objectif de ce numéro des Essentiels d’Hermès.
Une introduction au fond et à la forme du débat éthique : le recueil d’articles
Le format du livre fera à la fois sa force et sa faiblesse. La diversité des plumes et des réflexions réunies au sein du recueil permettra au lecteur de se familiariser avec les différentes thèses touchant la question de l’humain augmenté. En ceci, l’ouvrage répond fort heureusement à une exigence éthique de type pragmatiste où la confrontation des idées et la délibération prépare le terrain à la compréhension exhaustive des enjeux et, dans une perspective politique, aux régulations qui devront en procéder.
Le lecteur pourra rester sur sa faim tant les idées abordées sont intéressantes mais nécessairement ramassées au sein de propos très synthétiques. Il serait injuste, cependant, de reprocher à l’ouvrage l’absence de buts qui ne sont pas les siens. Outre l’initiation au débat éthique et au thème de l’augmentation humaine, c’est aussi l’éveil de la curiosité qui est ici encouragé.
Qu’est-ce que l’enhancement ?
La difficulté de s’accorder sur la traduction d’enhancement est révélatrice des problèmes éthiques et conceptuels que sous-tend sa réalité. Si certains n’hésitent pas à s’exprimer en termes ouvertement axiologiques et à se référer à l’ « amélioration humaine », d’autres préfèrent parler d’ « augmentation », plus quantitatif donc plus neutre d’un point de vue moral, ou encore de « rehaussement ». Selon les perspectives retenues, la notion de « réparation » peut aussi être mobilisée. L’exemple des lentilles de contact permet de saisir simplement cette ambiguïté sémantique : il peut à la fois s’agir de « réparation » de la vue par rapport à un état antérieur plus favorable, ou d’ « augmentation » eu égard à la situation présente de l’œil.
Quelle que soit la traduction retenue –et c’est souvent celle d’augmentation qui l’emporte- l’enhancement rassemble les notions d’augmentation des capacités humaines, d’augmentation de la nature humaine et, enfin, d’augmentation de soi. La première concerne l’accroissement de capacités physiques et cognitives ou encore de caractéristiques telles que la longévité et l’humeur grâce à des moyens techniques, biologiques et chimiques. Aussi ancienne que la médecine, l’idée d’augmenter nos capacités découle de la possibilité d’instrumentaliser des « moyens thérapeutiques à des fins non thérapeutiques »[1]. La seconde renvoie aux aspirations transhumanistes d’hybridation homme/machine via le progrès technologique. Cet « humanisme cybernétique » définit en réalité un posthumanisme où la technique infiltrerait le corps humain pour le rendre « meilleur » en tous points de vue. Enfin, l’augmentation de soi analyse le potentiel des nouvelles technologies sous l’angle culturel de l’identité et de l’accomplissement de soi[2].
Enhancement et anthropotechnie
Une autre partie du débat porte sur les relations qu’entretiennent enhancement et médecine. La seconde appartient-elle au premier ? A-t-elle, au contraire, une spécificité empêchant son assimilation par l’augmentation humaine ? Le Parlement européen[3] tranche –sans vraiment trancher- en reconnaissant une augmentation humaine thérapeutique et une autre non-thérapeutique[4]. Peu satisfait quant à la clarté conceptuelle de cette distinction, Jérôme Goffette propose de substituer à « augmentation non-thérapeutique » le terme d’anthropotechnie, qu’il définit lui-même comme « Art ou technique de transformation extramédicale de l’être humain par intervention sur son corps »[5]. Le philosophe va jusqu’à remettre en question l’existence d’un axe « médecine-anthropotechnie » en ce que « les pratiques anthropotechniques comportent souvent des risques (minimes ou importants), sans bénéfice de santé. […] Les « plus » apportés ne sont pas des « plus » de santé mais des « plus » pour d’autres finalités »[6]. Cette conception donne naissance aux catégories de l’ « ordinaire » et du « modifié »[7], bien distinctes du normal et du pathologique en médecine.
Cette nouvelle dichotomie n’est pas simplement sémantique. D’un point de vue éthique et épistémologique, Jérôme Goffette remarque que l’anthropotechnie modifie le schéma classique de consultation puisqu’elle n’implique aucune maladie : le médecin devient donc praticien et le patient, un client. L’impératif d’assistance du médecin se transforme en prestation de service du praticien. Enfin, en tant qu’il exprime une demande, le client devient le pivot de la décision. Cette transformation implique, pour reprendre le mot de John Dewey, de nouvelles valuations : la santé n’est plus le seul critère valable d’intervention sur le corps humain. Le bonheur, la réussite sociale, l’épanouissement, sont autant de trésors en partie corporels que l’anthropotechnie est à même de révéler. Tout l’enjeu des actualités et potentialités ici présentées est de parvenir à un usage favorable à l’éclosion de « personne-sujets » et non de « personnes produits »[8].
Le transhumanisme ou le triomphe de l’égalité sur la liberté
Le transhumanisme est définit comme le « mouvement intellectuel et culturel contemporain qui promeut la transformation de la nature humaine par la technologie »[9]. Cette école de pensée entend donc façonner l’homme de demain, le posthumain, et ce, grâce au seul pouvoir de la science.
Selon Jean-Michel Besnier, dont les analyses sont toujours aussi fines et intéressantes, il est extrêmement risqué de confier à la technologie le soin de définir l’homme du futur. La « technique est, par définition, standardisante, anonymisante et vecteur de reproductibilité »[10] ; elle est une porte ouverte sur la réplication et la logique biologique de spécimen. Confier notre humanité à la technologie, c’est accepter de la désubstantialiser au profit de l’interchangeabilité.
Le philosophe développe cette question de l’expulsion de l’altérité par une heureuse référence à Tocqueville. En reprenant le problème que toute démocratie finit par se poser, à savoir « faut-il favoriser la liberté ou l’égalité ? », Jean-Michel Besnier explique qu’il n’est pas de meilleure façon de faire triompher les idéaux égalitaristes d’abolition de l’altérité que par la technique. En effet, nous utilisons tous les mêmes Iphone, ordinateurs, mp3 et autres applications de divertissement. La technique normalisera jusqu’à la nature humaine pour étouffer la liberté dont l’idéal, problématique au même titre que l’égalitarisme, est celui qui « consent à l’indétermination, au hasard, à l’étrangeté, bref, à l’altérité »[11]. Dans une référence à Levinas, le philosophe partage sa crainte du projet transhumaniste dont la fin n’est autre que d’abolir la « conscience réflexive » : « l’immoralité commence dès lors que l’individu se sent interchangeable, car dans un monde rigoureusement égalitaire, la notion de responsabilité disparaît ».
Le lecteur trouvera un point de vue contraire dans la contribution de Marc Roux[12], « Un autre transhumanisme est possible » (p.157). Cet article, bienvenu, entend recentrer le débat et montrer qu’il n’existe pas un mais des transhumanismes. Si l’article est bref – il manque, de ce fait, de références conceptuelles- et verse parfois dans une vision simpliste ou naïve propre aux élans technophiles, il se veut néanmoins rassurant et tente de se démarquer des extrêmes représentés par la pensée transhumaniste de certains anarcho-capitalistes en prônant un technoprogressisme attentif « aux questions de justice sociale, des équilibres environnementaux ou des risques sanitaires »[13].
Un ouvrage pragmatiste
C’est avec l’esprit plein de pistes de lectures et de réflexions passionnantes que le lecteur referme L’humain augmenté, thématique émergente mais encore trop peu relayée en France –il s’agit tout de même d’un pan tout entier de l’action et de la réflexion scientifique et philosophique sur le devenir humain-. L’initiative d’Edouard Kleinpeter ne pourra qu’être appréciée car elle fournit les bases nécessaires à un débat pragmatique sur notre futur. L’ouvrage peut ainsi être utilisé pour dépasser le clivage expert/profane trop souvent entretenu par notre tradition technocratique et redonner voix au chapitre à l’humain, car dans le fond comme dans la forme, c’est bien de lui dont il s’agit.
Julien De Sanctis
Crédit photo: flickr : Emilie Ogez
[1] Simone Bateman, Jean Gayon, « De part et d’autre de l’Atlantique : enhancement, amélioration et augmentation de l’humain », in L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, p.32
[2] On comprend ici que la notion d’intensification est le point d’ancrage radical donnant lieu aux différentes conceptions et traductions concernant l’enhancement. Plus que toute augmentation, amélioration ou autre rehaussement, nous soutenons que le terme de modification est celui qui, pour l’heure, permet d’unifier science et éthique : il neutralise l’activité de la première et ouvre le champ des réflexions propre à la seconde.
[3] Jérôme Goffette, « De l’humain réparé à l’humain augmenté : naissance de l’anthropotechnie », in L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, p.99
[4] Définie par le Parlement comme « toute modification ayant pour but d’améliorer la performance humaine individuelle, par une intervention de base scientifique ou technologique sur le corps humain », ibid, p.88
[5] ibid, p.92
[6] ibid, p.95
[7] L’auteur cite, p.96, les exemples du dopage permettant la performance, de la contraception pour l’épanouissement et de la chirurgie esthétique pour un changement dans le rapport à-soi et aux autres.
[8] Ibid, p.103
[9] Edouard Kleinpeter (dir.), L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, Glossaire, p.200
[10] Jean-Michel Besnier, « Transhumanisme : une religiosité pour une humanité défaite », in L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, p.182
[11] Jean-Michel Besnier, « Transhumanisme : une religiosité pour une humanité défaite », in L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, p.188
[12] Marc Roux, historien de formation, est président de l’Association Française Transhumaniste – Technoprog!
[13] Marc Roux, « Un autre transhumanisme est possible », in L’humain augmenté, CNRS éditions / Les Essentiels d’Hermès, p.167
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