L’illusion technocratique

21 novembre 2017

La France connaît depuis trente ans une crise profonde de la représentation politique. Les symptômes en sont bien connus : forte abstention électorale, trouble des repères partisans, rejet des politiques et montée des populismes. La raison majeure en est également bien connue : si droite et gauche ont feint, au moment des campagnes électorales, de s’opposer sur la question économique et sociale et sur la question nationale, elles ont mené, une fois au pouvoir, reniant leurs promesses et trahissant leur électorat, des politiques finalement assez proches et également impuissantes à résoudre la crise française.

La victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle est heureusement venue mettre un terme à cette imposture. Le despotisme éclairé de la technocratie au pouvoir est-il cependant en mesure de réussir ?

 

 

Le despotisme éclairé ou l’illusion de la rupture

 

En apparence tout a changé. Droite et gauche, désormais, gouvernent ensemble, mettent en œuvre le programme du Président qui, autre nouveauté, est celui du candidat. L’opposition politique a disparu. L’opposition syndicale est impuissante. Jean-Luc Mélenchon qui promettait de mettre la France dans la rue contre la loi travail a reconnu lui-même sa défaite : « Macron, pour l’instant, a le point ». Un nouveau parti politique, celui du Président, la République en marche, a la majorité absolue à la Chambre. Beaucoup de ses élus, issus de la société civile, n’ont pas, encore une nouveauté, l’intention de devenir des professionnels de la politique mais de mettre, un temps, leurs compétences au service du bien commun. Le Président de la République d’ailleurs, lui non plus, ne fait pas de politique politicienne, il agit avec comme seul souci l’intérêt de la France et des Français. Flanqué d’un gouvernement d’experts dévoués à sa personne – une spécialiste des ressources humaines au ministère du travail, une magistrate à la justice, un recteur à l’Education nationale -, il prend seul les mesures nécessaires au redressement de la France. Despote éclairé, il s’occupe de la politique au sens noble et étymologique du terme, laissant l’autre, la politicienne, celle des vieux clivages et des vieux égoïsmes partisans, aux populistes de tous poils.

La rupture tant annoncée et vantée par le pouvoir est pourtant largement en trompe-l’œil. La Cinquième République est depuis cinquante ans le régime de la technocratie et le Président lui-même en est issue. Quant à l’hyper centralisation de la décision, elle renvoie à une pratique séculaire  tandis que l’existence d’un « parti godillot », doté récemment d’un chef nommé par le Président sans consultation de ses membres, rappelle les riches heures de la République gaullienne et mitterrandienne.

Si l’on en juge par les mauvais sondages, les Français ont d’ailleurs dû commencer à soupçonner le Président d’être lui aussi un politicien et ses conseillers devraient sans doute, pour lui éviter de futures déconvenues, lui lire quelques bonnes feuilles de Bernard Frank qui écrit dans Solde à propos de Raymond Barre : « qu’elle est détestable cette manie qui pousse les Premiers ministres à ne pas vouloir être des politiciens ! C’est pourtant en n’ignorant pas qu’on est politicien quand on fait de la politique qu’on peut tenter d’en éviter le défauts et les ridicules et non le contraire ».

Mais là n’est pas la principale raison de l’impopularité préoccupante du pouvoir.

 

                      Le despotisme éclairé et le creusement de la fracture démocratique

 

N’en déplaise aux partisans du despotisme technocratique pour redresser le pays, le macronisme n’a pas résolu la crise de la représentation politique, au contraire.

Les nombreux thuriféraires du Président, le Président lui-même n’en ont cure et se rassurent à bon compte : les Français, veulent-ils croire,  sont plus attentistes qu’hostiles ; d’ailleurs, les opposants les plus radicaux – Jean-Luc Mélenchon, Marine le Pen et Laurent Wauquiez – sont moins populaires dans l’opinion que les plus accommodants – Alain Juppé et Xavier Bertrand – (1); les débuts du mandat ont certes été plutôt favorables à la France de droite mais, patience, le tour de la France de gauche arrive – tiens, il y aurait donc encore deux France ? -.

Ses adversaires  quant à eux – il lui en reste !- stigmatisent le Président des riches, refrain connu, qui méprise le peuple et ne compte que sur les « premiers de cordée » pour mettre au travail « les fainéants ». D’autres, comme Bruno Frappat (2), ont brillamment analysé son manque de charisme et son incapacité à entraîner les Français à sa suite. Mais il y a plus grave et qui dépasse la personne du Président. C’est en effet le despotisme technocratique lui-même qui est en cause. Son efficacité d’abord : pour résoudre la question des déserts médicaux, il faudrait faire de la politique, négocier avec le corps médical ; or, miracle de la technocratie, on a appris qu’en la matière rien ne changerait ; pour réformer l’école publique aussi, il faudrait affronter les syndicats enseignants et étudiants, or le gouvernement a d’emblée choisi de ne pas les fâcher, l’enseignement privé peut se frotter les  mains. Qui peut croire que les Français ne s’en apercevront pas ?

Surtout, dans les deux cas, il faudrait poser la question des structures et aller vers davantage de décentralisation, une idée naturellement en contradiction avec les principes mêmes du despotisme éclairé pour qui le haut sait mieux que le bas. Ce sont pourtant les politiques de terrain qui ont la capacité, si on la leur laisse, de résorber la crise de la représentation. Il y a d’ailleurs en Europe, dans des contextes certes différents suivant les pays, une réaffirmation du local qui peut se lire comme une volonté des citoyens de reprendre le pouvoir mais également comme un défi pour les pouvoirs centraux et un enjeu fondamental pour l’Europe elle-même.

S’agissant de la France, les libéraux auraient-ils oublié de relire Tocqueville et son éloge de la décentralisation politique ? C’est d’ailleurs la contradiction intellectuelle majeure du macronisme : un libéralisme économique affiché d’un côté et une pratique autoritaire et centralisée du pouvoir de l’autre; son talon d’Achille peut-être aussi, le Président de la République entretient des relations houleuses avec les représentants des collectivités locales qui pourraient finir par lui coûter cher.

Xavier Bertrand qui a le premier, au moment des élections régionales de 2015, perçu le discrédit de la classe politique et en a tiré les conséquences, a déclaré ; « mon parti, c’est la région ». Une maxime plus modeste sans doute que la volonté un peu naïve du Président de renouer avec « l’héroïsme politique » (3). L’intuition surtout qu’on ne s’autoproclame pas homme providentiel et le souvenir peut-être que dans le récit national cher au Président, les révolutions – la Fronde, 1789 –  ont d’abord été girondines avant d’être jacobines.

 

Vincent Feré

 

(1) Sondage Viavoce Libération, 13 novembre 2017

(2) La Croix du 21 octobre 2017

(3) Le Point du 31 août 2017

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