L’industrie du cinéma en France : thèse, antithèse, synthèse.

16 octobre 2013

16.10.2013L’industrie du cinéma en France : thèse, antithèse, synthèse.

Claude Forest, L’industrie du cinéma en France. De la pellicule au pixel, La Documentation Française, Paris, mars 2013, 184p, 14,50€

La gestation d’un film est un processus coûteux : sur la dernière décennie, seul un film sur cinq a coûté moins d’1 million d’euros, un quart entre 1 et 2,5 millions d’euros, un autre quart entre 2,5 et 5,5 millions d’euros, et une minorité (5%) a nécessité un budget supérieur à 15 millions d’euros.  À titre de comparaison, Laurent Vallet, directeur général de l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC), rappelle qu’ « avec 20.000 euros, dans la musique, vous produisez, voire distribuez un album ».

En mai dernier, la tribune de Michel Hazanavicius dans Le Monde avait suscité une polémique sur la provenance de cet argent et la viabilité à long terme du système de financement de la filière. L’ouvrage très complet de Claude Forest, paru un mois plus tôt, apporte des éléments de réponse au débat et met à mal nombre d’idées reçues.

L’industrie cinématographique française, cas unique au Monde 

Dans la plupart des pays, le soutien au cinéma ne joue qu’un rôle annexe dans la politique industrielle. À titre de comparaison, le premier plan d’aide européen cohérent (1990) a mobilisé de très faibles moyens financiers et n’avait même pas pour objet de promouvoir une culture européenne. La France a ainsi fortement divergé des autres systèmes en protégeant la filière cinématographique nationale par toute une série de mesures : mise en place de quotas quantitatifs en nationalité des œuvres diffusées, instauration d’une taxe spéciale additionnelle sur les tickets de cinéma (TSA, qui correspond à 10,72% du montant brut de la place), etc.

Outre le fait que ces aides sont d’une ampleur inégalée en Europe (800 000 millions d’euros accordés en 2011, alors que le budget européen du 4e plan MEDIA s’est élevé à 755 millions d’euros pour tous les pays européens et pour une période de quatre ans !), elles ont également la double particularité d’être affectées à la production, à la distribution et à l’exploitation (alors que nos voisins ont généralement choisi de privilégier une seule de ces trois étapes, le plus souvent la production), et d’être automatiques et sélectives.

Les raisons invoquées à cette spécificité française sont nombreuses : outre la place symbolique du cinéma dans le patrimoine national et la volonté de diminuer les inégalités d’accès géographiques et sociales aux salles, elle pour objectif de soutenir la filière en cas de mutation (via le plan provisoire d’aide à la numérisation du parc, par exemple) ou de difficultés conjoncturelles. Elle se justifie enfin par la spécificité de la filière, les créateurs et les diffuseurs d’une œuvre n’étant récompensés qu’à la fin du processus.

Un soutien public résistant à toutes les alternances politiques

En France, la part des soutiens publics directs est longtemps restée constante (aux alentours de 15% du budget total d’un film), et tend à diminuer légèrement depuis le début du XXIe siècle. Elle reste cependant très importante, et prend la forme d’un soutien automatique et d’une série d’aides sélectives (telles que les avances sur recettes et l’aide à l’écriture). Depuis la fin du XXe siècle, les aides régionales (essentiellement de la part de la Région Île-de-France) viennent compléter ce dispositif. En 2011, les soutiens publics aux budgets des films ont par exemple représenté 140 millions d’euros (290 millions d’euros étant fournis par les producteurs eux-mêmes, 360 millions par les télévisions françaises,  320 millions par d’autres sources, d’après le CNC), auxquels il faut ajouter une série d’aides financières indirectes via les SOFICA (une douzaine de sociétés de financement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle) dont les souscripteurs bénéficient d’un crédit d’impôt (30 à 36 %), et les garanties de prêt (à hauteur de 50%) accordées par l’État aux cinéastes par l’IFCIC.

Un cinéma sous perfusion télévisuelle

Les pouvoirs publics ne sont pas les seuls à apporter un soutien financier à la filière. Ils ont également favorisé sa prise en charge par d’autres acteurs en mettant en place une réglementation complexe. En conséquence, d’après Vincent Maraval (co-fondateur de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch), « toute la profession sait pertinemment [que] le cinéma français repose sur une économie de plus en plus subventionnée« . Ainsi, alors que jusqu’aux années 1970 le producteur était la principale source d’apport, cet investissement a progressivement décliné jusqu’à devenir minoritaire à partir des années 1990.

Actuellement, le cinéma dépend essentiellement de la télévision, les chaînes ayant l’obligation d’investir au minimum 3,3% de leur chiffre d’affaires net de l’année précédente dans des films européens, dont 2,5% dans des films d’expression originale française. En 2011, les chaînes en clair ont ainsi préacheté ou coproduit 136 films, et les chaînes par 281! D’après Claude Forest, « il en résulte que les télévisions en clair interviennent dans plus de 4 films sur 10 produits annuellement en France et les chaînes cryptées sur plus des 3/4 des titres« .

Cette dépendance induit notamment des contraintes dans le choix des sujets traités (les réalisateurs doivent éviter de concurrencer les téléfilms et répondre à une logique de « première partie de soirée »), dans le format choisi (4/3 ou 16/9), dans la manière de tourner (le visionnage télévisuel impliquant une attention fluctuante et essentiellement auditive, il proscrit par exemple les intrigues complexes ou l’inclusion de petits détails graphiques).

La logique télévisuelle entraîne également un renouvellement permanent de l’offre comme de ses créateurs (la part des primo-réalisateurs a été multipliée par deux ces vingt dernières années, passant de 20% à 40% des films produits), ce qui témoigne à la fois d’un accès facilité à la profession et d’une difficulté croissante à y demeurer. En conséquence de ce turn-over accéléré, on assiste, selon l’auteur, à une diminution du nombre de réalisateurs expérimentés, et donc à une baisse globale du savoir-faire.

Soutien efficace aux créations atypiques ou « prime à l’insuccès » ? 

« Les aides de l’État peuvent jouer un rôle déterminant dans l’économie de certains films, d’équilibre financier pour nombre d’entre eux, mais surtout d’élément déclencheur par sécurisation de l’apport et assurance psychologique vis-à-vis de tiers« , écrit Claude Forest. L’ensemble des dispositifs financiers et réglementaires en faveur de la production ont ainsi permis (cas unique en Europe) un maintien quantitatif élevé de la production cinématographique depuis la Seconde guerre mondiale, grâce à une mutualisation des risques et à une privatisation des gains. Sans les aides ciblées, comme le soutien aux courts-métrages et l’aide au tournage en Outre-Mer, il est probable que de nombreux films n’auraient jamais vu le jour. Mais en soutenant ainsi une filière et en minimisant corrélativement l’implication des producteurs[1], ne risque-t-on pas une surproduction de films qui ne trouveraient pas de public[2] et excèderaient les limites pratiques de la distribution ? Peut-être, même si l’affirmation de Michel Hazanavicius[3] dans sa tribune « Cinéma : jusqu’ici tout va bien » : « Nous sommes dans une industrie où le succès public n’est plus une condition pour gagner de l’argent » est excessive.

La réalité des aides automatiques est en effet plus complexe : la TSA alimente un compte ouvert auprès du CNC, qui reverse ensuite un pourcentage des recettes générées au producteur et à l’exploitant de l’œuvre concernée. L’aide reçue par ces derniers est donc proportionnelle au succès de leur film. Ce système garantit une parfaite traçabilité de la salle et du film puisque la taxe est perçue sur chaque ticket. Le problème, c’est que le CNC n’a pas de droit de regard sur l’usage qui est ensuite fait de ces ressources (c’est pourquoi l’aide est dite « automatique ») : tant qu’elles sont affectées à un investissement entrant dans le cadre réglementaire, le producteur peut les mobiliser pour le film de son choix, sans justifier du genre, du casting, ou du sujet de l’œuvre. C’est également le cas pour l’exploitant, qui peut choisir de rénover une salle, de moderniser son matériel, etc.

Entre failles et vertus…

La politique des pouvoirs publics résulte certes d’un processus bottom-up pragmatique[4] et a rencontré des succès sur plusieurs points (maintien de salles de cinéma dans les zones rurales grâce au travail de l’Agence pour le développement régional du cinéma qui s’est associé aux distributeurs pour tirer davantage de copies destinées aux petits établissements, modernisation des salles les plus vétustes qui font du parc français l’un des plus performants d’Europe), mais de nombreux défis restent à relever. Outre les failles précédemment évoquées, on peut notamment évoquer la surcote de certains artistes (le décalage entre leurs salaires et les entrées qu’ils génèrent a été pointé du doigt par Vincent Maraval) et des difficultés à exporter les films français (en raison notamment des barrières linguistiques).

Marie-Eva Bernard Mercuri

Crédit photo : Flickr,  *- mika -*


[1] « Les producteurs indépendants disposent de mécanismes sécurisant leurs avances en trésorerie. De fait, ils ne courent aucun risque financier, l’aide publique venant en lieu et place du capital ».  Autrement dit, « la sécurisation du producteur délégué a eu pour effet de supprimer la quasi-totalité du risque en capital de ce dernier –hors grosses productions ». (Rapport de l’Inspection des Finances, 2011)

[2] En France, ce sont les films américains qui réalisent la moitié des entrées (les 2/3 dans les grands pays européens, et les 3/4  ou plus en Europe centrale et orientale). À ce propos, le système d’aides publiques tel qu’il est pensé conduit à une situation injuste dans la mesure où par leur succès en salles, l’exploitation des œuvres américaines participe  au financement du cinéma français (le compte de soutien géré par le CNC étant notamment alimenté par une taxe sur les diffuseurs, qui importent majoritairement des programmes américains). Comment expliquer que des créations engendrent des droits au profit d’autres, dont le seul « mérite » est d’être français ?

[3] Président de la Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs

[4] Par exemple, la difficulté à obtenir des statistiques fiables sur l’industrie du cinéma et l’exigence de contrôle de la répartition des recettes des films conduisirent à la création d’un organisme juridiquement indépendant de l’Etat, le CNC. Ce dernier joue depuis des années un rôle d’arbitre primordial entre les tenants d’une industrie aux intérêts corporatistes antagonistes.

 

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