L’industrie musicale à l’heure d’internet : crise ou opportunité ?

14 juin 2013

3358544222_4a60b21baeL’industrie musicale à l’heure d’internet : crise ou opportunité ?

La révolution Internet a bouleversé nos usages, en particulier en ce qui a trait aux biens culturels, dont la musique. La globalisation économique et culturelle, avec l’essor des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) a profondément touché l’industrie musicale. Celle-ci se compose tout à la fois de grandes entreprises – les Majors – et de labels indépendants. Ces Majors, au nombre de quatre (Universal Music, EMI, SonyBMG et Warner Music) se partagent plus de 70% du marché mondial[1]. Pourtant, elles se retrouvent en pleine crise : entre 2000 et 2008, le marché musical français perdait à lui seul « la moitié de sa valeur »[2].

Plus que le besoin pour les Majors de retrouver une légitimité, c’est l’ensemble de l’industrie musicale qu’il nous faut repenser à l’heure d’Internet. Quelle place y prend désormais chaque acteur, à savoir le public, l’artiste, la maison de disque ? Quel rôle accorder aux géants américains du Web, comme Google, Apple ou Amazon, dans ce marché de la diffusion des biens musicaux ? Enfin, comment faire collaborer majors et diffuseurs, créateurs et consommateurs, dans un écosystème global plus juste et vertueux ?

On connaît la chanson : les Majors, du piratage à la dématérialisation

Le piratage, principal cheval de bataille des Majors[3], ne date pas d’Internet, loin de là… Ses origines remontent aux années 1920, mais s’est démocratisé à partir des années 1970 avec l’apparition de la K7 audio vierge, qui s’ajoute à la crise que vit alors l’ensemble de l’industrie musicale – un « nouveau support qui permet aux particuliers de copier, effacer et recopier de nombreuses fois de la musique sur un seul et même support. »[4]. Déjà à l’époque, on retrouve le même adage qui est ressassé aujourd’hui aux consommateurs : en piratant, vous tuez la musique, les artistes, la création – « Home taping is killing music »[5].

Avec Internet, c’est davantage la massification du procédé qui est en jeu, puisqu’un fichier numérique permet de s’affranchir du support à un coût presque nul et de le partager indéfiniment (ou presque) [6].

Le principal problème des Majors se situe ainsi dans leur incapacité à s’adapter aux évolutions des modes de consommation et aux nouvelles technologies. Leur modèle économique, basé sur le support (la musique enregistrée), est profondément remis en cause par la dématérialisation :  « on revient doucement mais sûrement à l’état de la musique avant la musique enregistrée, à savoir une musique dématérialisée, sans intermédiaires ni réellement de support. »[7].

Une évolution qu’a néanmoins pris en compte Pierre Lescure, en charge de la « mission de concertation sur les contenus culturels et pratiques numériques » (ou « culture-acte2 »). Ce dernier signale que « nous sommes passés d’une ère de la propriété à une ère de l’accès »[8].

Les Majors face aux géants américains du Web : d’un monopole à l’autre

Autre problème pour les Majors : celui de la diffusion de leurs contenus. Ayant raté la révolution Internet – malgré des tentatives infructueuses comme Music Net ou Press Play, des plateformes de téléchargements en ligne payantes –, elles se retrouvent dans une position minoritaire face au monopole des géants américains de la distribution de contenus numériques.

Une évolution du marché qui remet en question le système de l’ « exception culturelle » [9] française, mis en place dans les années 1980, et dont le Rapport Lescure doit ériger l’acte II : par ce système, « les distributeurs de biens culturels […] reversent un pourcentage de leurs recettes pour financer la création »[10]. Mais le piratage et la non-contribution des géants du web américain viennent peu à peu remettre en cause un tel principe.

Or l’Europe ne semble pas avoir pris la mesure du problème : comme le pointe le président de la Sacem [11], Bernard Miyet, l’Union européenne, au lieu de favoriser l’émergence de « champions européens » [12], se focalise uniquement sur la réglementation du marché commun, appliquant « de manière tatillonne et purement théorique le droit de la concurrence. » [13].

Toutefois, l’enjeu principal reste avant tout la réconciliation entre les Majors et les géants américains de la distribution de contenus numériques. Ceci doit passer par la mise en place d’un modèle économique plus juste et néanmoins efficace.

Grand public et artistes, une révolution déjà actée ?

Les Majors de musique n’ont donc pris conscience ni de l’importance du phénomène Internet et des recompositions qu’il entraine, ni de la place menaçante qu’occupent désormais les géants américains que sont Google ou Apple. Ceux-ci, véritables plaques tournantes d’un marché musical numérique en expansion, révolutionnent les rapports entre acteurs du monde musical et suscitent bien des questions : en effet, parce qu’ils ne portent clairement pas intérêt à l’art musical en tant que tel, ces nouveaux poids lourds ne menacent-ils pas les artistes et leur public ?

Il est tout d’abord extrêmement paradoxal mais vrai de constater que c’est sur Internet que se sont formés les plus grands monopoles. Une recherche passe par Google ; la lecture d’une vidéo par Youtube (donc, maintenant, par Google) ;  l’écoute de musique par Spotify ou Deezer, et ainsi de suite.

Pourtant, artistes musicaux et grand public semblent tous deux s’enthousiasmer de l’arrivée d’Internet, eu égard aux monopoles excessifs – dont nous n’avons peut-être pas encore conscience de la dangerosité-. Ainsi, les plus grands artistes musicaux américains avaient-ils trouvé en Megaupload une alternative aux Majors de musique[14]. « Les plateformes [comme Megaupload], par leur gratuité et par l’étendue de leurs réseaux, offrent une grande visibilité aux acteurs de la scène musicale ». Pour le reste, ont également émergé ces dernières années de nombreux moyens de financements participatifs via par exemple les plateformes de crowdfunding qui permettent à une « industrie musicale parallèle » d’exister plus que jamais.

Quant au public, il a également su tirer profit d’Internet qui lui permet de consommer et de découvrir toujours plus de musique. Loin des idées reçues, des études concèdent dans leurs conclusions que « ce sont ceux qui téléchargent le plus de musiques illégalement qui achètent le plus de disques »[15]. Des signes qui devraient inviter tous les acteurs de la filière à ne plus voir en le téléchargement un gouffre, mais plutôt un miroir de l’industrie musicale ?

Le rapport Lescure [16] à la rescousse… de qui ?

A contre-courant des Majors, le rapport préconise la promotion d’une offre légale toujours plus satisfaisante. Par exemple, la promotion des licences libres (comme « creative commons ») permettrait d’élargir les possibilités de rémunération des artistes tout en en garantissant l’accès aux consommateurs.

Autre mesure phare, une nouvelle contribution ou taxe sur les appareils connectés (tablettes, smartphones, consoles, lecteur mp3, etc.) « pour compenser la perte de revenus qui frappe l’industrie culturelle. La mesure pourrait remplacer la taxe sur la copie privée, une rémunération perçue par les ayants-droit sur le matériel servant à copier légalement des contenus. La mesure est contestée par les fabricants et les distributeurs. » [17].

Quant à la gestion collective, la proposition fait elle aussi polémique : elle « consiste pour les ayants droit (auteurs, interprètes…) à déléguer à des sociétés (comme la Sacem, l’Adami ou la SACD dans l’audiovisuel…) l’exercice de leurs droits d’auteur. »[18]. A des fins de transparence et de stabilité, le rapport compte sur « les vertus de la négociation entre les éditeurs de services et les sociétés de gestion collective d’auteurs et d’artistes pour la rémunération de ces derniers. Ces sociétés (SCAM, SACEM, SACD…) récupéreraient les sommes globales pour les redistribuer ensuite.»[19]. Reste à savoir si ces acteurs sont capables de s’entendre sur la question, vu l’opposition ferme des Majors à une telle disposition. Reste aussi à s’interroger sérieusement sur la transparence et les coûts de gestion de ces organismes de perception des droits qui revendiquent toujours « l’intérêt général » et « l’exception culturelle » pour justifier de confortables rentes de situation…

En définitive, il est certain que toute crise ouvre de nouvelles manières de voir le monde, de nouvelles opportunités. Au-delà des quelques mesures proposées par ce rapport, il est impératif pour les Majors de changer radicalement de paradigme : le « tout-payant » et le « tout support » sont devenus obsolètes. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère du partage : « On ne vend pas la musique. On la partage. » [20].

Charles-Antoine Brossard et Vincent Destrez-Ostrowski

Crédit photo: Flickr, Fey Ilyas

 


[1] Renaud Lay, Les Majors face à la dématérialisation du support, http://www.emc.fr/ressource.php?id=21&cat=&from=0.

[2] L’Expansion, 10 chiffres pour comprendre la crise du disque, http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/10-chiffres-pour-comprendre-la-crise-du-disque_172553.html, 20 janvier 2009.

[3] Renaud LAY, Les Majors face à la dématérialisation du support, http://www.emc.fr/pdf/les_majors.pdf, 2008, p. 3 : « Depuis un siècle, la concentration de l’industrie du disque a amené 4 entreprises nommées « Majors » à se partager plus de 70% du marché. Ces 4 firmes sont Universal Music, SonyBMG, EMI et Warner Music. »

[4] Ibid, p. 2.

[5] Une campagne de publicité de la Recording Industry Association of America, que l’on peut traduire comme suit : « la copie sur bande à la maison tue la musique ».

[6] Renaud LAY, Les Majors face à la dématérialisation du support, http://www.emc.fr/pdf/les_majors.pdf, 2008, p. 4.

[7] Nouvel Observateur, Aurélie Filippetti et Hadopi : quel avenir pour l’industrie de la musique ?, leplus.nouvelobs.com/contribution/605490-aurelie-filippetti-et-hadopi-quel-avenir-pour-l-industrie-de-la-musique.html, 6 août 2012.

[8] Challenges, 10 choses à retenir du rapport Lescure sur la culture et le numérique, http://www.challenges.fr/high-tech/20130513.CHA9336/10-choses-a-retenir-du-rapport-lescure-sur-la-culture-et-le-numerique.html, 13 mai 2013.

[9] Ministère de la Culture et de la Communication, Culture-acte 2 : 80 propositions sur les contenus culturels numériques, http://culturecommunication.gouv.fr/Actualites/A-la-une/Culture-acte-2-80-propositions-sur-les-contenus-culturels-numeriques, 10 mai 2013 : « La notion d’exception culturelle, promue par la France dès les années 80, repose sur l’idée que la culture n’est pas une marchandise comme une autre. Sa dimension économique doit évidemment être prise en compte. Cependant, le rôle qu’elle joue dans le développement personnel de chacun comme dans celui de la cité est trop important pour laisser les productions culturelles intégralement soumises à la loi du marché. ».

[10] Konbini, Rapport Lescure : Taxation des smartphones et fin d’Hadopi, http://www.konbini.com/fr/culture/rapport-lescure-taxation-smartphones-fin-hadopi/, 13 mai 2013.

[11] Sacem, Présentation, http://www.sacem.fr/cms/home/la-sacem/presentation_introduction : « La Sacem (Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique) est une société de services, société civile à but non lucratif, gérée par les créateurs et éditeurs de musique. Elle favorise la création musicale en protégeant et servant les intérêts des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. ».

[12] Electron Libre, Numérique : l’Urgence de champions européens, http://electronlibre.info/archives/spip.php?page=article&id_article=01691, 26 juillet 2012.

[13] Electron Libre, Numérique : l’Urgence de champions européens, http://electronlibre.info/archives/spip.php?page=article&id_article=01691, 26 juillet 2012.

[15] Pc INpact, Ceux qui téléchargent achètent bien plus de musique que les autres, http://www.pcinpact.com/news/53940-telechargement-illegal-achats-musique-p2p.htm, 3 novembre 2009.

[16] Le Rapport Lescure, commandé par la ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti, propose à travers 80 mesures afin d’adapter au mieux l’ensemble des industries culturelles aux innovations numériques, dont Internet.

[17] RTL, Rapport Lescure : les mesures pour protéger l’ « exception culturelle », http://www.rtl.fr/actualites/culture-loisirs/internet/article/rapport-lescure-les-mesures-pour-proteger-l-exception-culturelle-7761346999, 13 mai 2013.

[18] L’Expansion, Rapport Lescure : pourquoi les majors de la musique ont le blues, http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/rapport-lescure-pourquoi-les-majors-de-la-musique-ont-le-blues_384782.html?p=2,  14 mai 2013.

[19] Challenges, 10 choses à retenir du rapport Lescure sur la culture et le numérique, http://www.challenges.fr/high-tech/20130513.CHA9336/10-choses-a-retenir-du-rapport-lescure-sur-la-culture-et-le-numerique.html, 13 mai 2013.

[20] Leonard Bernstein, compositeur, chef d’orchestre, pianiste et pédagogue américain.

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