L’intime, vecteur de récit historique
06 novembre 2013
L’intime, vecteur de récit historique
Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Seuil, août 2013, 160p, 17€
C’est un livre émouvant que vient de faire paraître Stéphane Audoin-Rouzeau. Spécialiste reconnu de la Grande Guerre[1], il se laisse aller à une réflexion personnelle, selon deux modalités différentes. La première, plus objective, concerne l’histoire de sa famille et l’impact que la Première Guerre mondiale a pu avoir sur celle-ci. La seconde, plus subjective et en lien avec la première, a trait à la charge émotionnelle que porte en lui le sujet abordé. Par le biais de l’intime, l’auteur entend rendre compte du poids de la guerre dans une famille française.
Un récit sous le signe de la réserve
C’est avec un grand tact que Stéphane Audoin-Rouzeau entend parler de ses proches. Le ton est toujours juste, souvent émouvant. Il s’agit d’appliquer à sa famille les protocoles de l’historien, tout en sachant que la charge émotionnelle du sujet est telle qu’elle nécessite un traitement particulier.
Il faut savoir gré à l’auteur de parler de son père, de ses grands-parents, de la famille de ses beaux-parents avec retenue mais aussi avec un regard critique. L’étude serrée des textes de son père, Philippe Audoin sur André Breton offre un bon exemple de cette démarche. On la retrouve aussi dans le commentaire de la relation épistolaire de son grand-père maternel avec sa future femme et future grand-mère de l’auteur.
Un jeune historien face à l’oralité
Le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau permet d’apprécier l’ombre portée de la guerre. Ses deux grands-pères ont été poilus ainsi que le grand-père de sa femme. S’il n’a pas connu ses deux aïeuls, il a bien connu celui de son épouse. Il livre d’ailleurs, à cette occasion, un récit de son apprentissage des méthodes de l’histoire orale, en revenant notamment sur les erreurs qu’il a pu commettre ainsi que sur sa suffisance d’historien fraichement diplômé et ne masque pas ses maladresses de jeune chercheur, désireux peut-être de trop bien faire comme tendrait à le prouver son insistance à retrouver les dates précises.
La Grande Guerre, évènement fondateur du XXe siècle
La guerre, outre son importance fondatrice du XXe siècle, est aussi un moment constitutif des histoires familiales. Ainsi la fêlure ressentie par Robert Audoin à son arrivée au front et devant la découverte de l’horreur du champ de bataille, le poursuivra toute sa vie. C’est cette rupture émotionnelle qui le paralysera dans sa vie sociale mais aussi affective et qui ira jusqu’à affecter son fils Philippe Audoin, le père de l’auteur.
L’intérêt porté au conflit mondial prend ainsi une valeur cathartique. Le récit devient initiatique, non pas au sens où l’auteur reviendrait de manière convenue sur ses études et sur un intérêt pour l’histoire des violences politiques, qui l’aurait mené in fine à s’intéresser à la Grande Guerre ; il s’agit davantage d’une attention portée aux silences de sa famille, aux non-dits qu’il essaye de mettre en évidence comme significatifs. La recherche du sens devient ainsi une quête d’intelligibilité de sa propre existence.
L’auteur cherche peut-être moins à comprendre son récit de la guerre que ce qu’elle peut lui permettre de dire de lui et de sa famille.
Ecrire l’histoire autrement
Il s’agit d’une forme surprenante d’écriture de l’histoire. Toutefois, surprenant n’est pas ici un synonyme d’inapproprié voire d’inconvenant. Au contraire, Stéphane Audoin-Rouzeau apporte une réponse originale et harmonieuse à la question posée par le binôme mémoire/histoire.
L’histoire devient clairement une manière de faire la part entre le particulier (la mémoire d’une famille) et le général (l’histoire d’un conflit mondial). On peut être sensible à cette manière de promouvoir un nouveau type de récit historique qui impliquerait l’auteur encore davantage. Bien entendu il ne s’agirait pas là d’une unique forme de mise en récit de l’histoire mais peut-être d’une possible manière de l’enseigner ou de la mettre en avant.
En tout cas on ne peut manquer de relever le parallèle entre ce texte et celui d’Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus où encore le livre d’Edmund de Waal, La mémoire retrouvée. C’est une sensibilité historiographique en plein développement que le livre donne à voir.
On se sentira parfois très éloigné de la Première Guerre mondiale mais cette critique, bien qu’en partie justifiée, passe à côté du thème central du livre : il est désormais temps de concentrer davantage la recherche sur les impacts de l’évènement guerrier et ce jusque dans l’intime. En cela, le livre tient sa promesse.
Jean Sénié
[1] Stéphane Audouin-Rouzeau, Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986. ; Id., L’Enfant de l’ennemi 1914-1918, Aubier Collection historique, 1995, Paris. Id. (Avec Annette Becker), 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. ; Id. Cinq deuils de guerre 1914-1918, Éditions Noesis, 2001, Paris. ; Id., Les Armes et la Chair. Trois objets de mort en 14-18, Armand Colin 2009
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