L’originalité d’une école de pensée
24 avril 2013
L’originalité d’une école de pensée
Sandye GLORIA-PALERMO, L’école économique autrichienne, Editions La Découverte, collection Repères, 2013, 127 pages, 10 €
La crise financière puis économique a été l’occasion d’une longue litanie de critiques contre un paradigme intellectuel accumulant prétendument tous les défauts : la théorie néoclassique[i]. Reconstituant artificiellement, par ailleurs, un épouvantail théorique affublé d’un archaïsme méthodologique et d’un biais idéologique, faisant ainsi fi des avancées et des synthèses théoriques et empiriques des quarante dernières années, ces contempteurs mêlent et assimilent joyeusement à leur critique de la théorie néoclassique le libéralisme (néo- ou ultra, au choix) et la finance.
Il existe pourtant une école de pensée économique libérale qui s’est construite en large partie en opposition à cette théorie néoclassique. Ainsi, certains de ses protagonistes ont occupé une importante place dans le long cours de l’histoire de la pensée économique. De même, certains de ses thèmes de prédilection ont été intégrés en partie à la théorie standard. C’est l’histoire de cette école de pensée que retrace, de façon savante, Sandye Gloria-Palermo, avec une objectivité dont l’auteur, spécialiste de la tradition autrichienne, n’a pas toujours fait preuve[ii].
Des rives du Danube au Nouveau Monde
La tradition autrichienne est apparue avec les travaux de Carl Menger, considéré comme un des fondateurs de l’école néoclassique avec Jevons (branche anglaise) et Walras (branche franco-suisse). En effet, de façon indépendante, les trois auteurs ont participé de la révolution marginaliste en affirmant l’importance du principe de l’utilité marginale et de sa décroissance[iii]. Néanmoins, dès le départ, l’école dite alors « viennoise » se détache des deux autres sur la conception même de la science économique. Alors que Walras cherche à déterminer un système de prix permettant un équilibre général et que Jevons cherche à montrer que l’économie est un problème de maximisation de la satisfaction, pour Menger l’économie est fondée sur des processus causaux d’interconnexion complexes, et la science économique doit viser, par l’observation, à en tirer des lois théoriques précises et universelles, en prenant comme axiome le principe d’accomplissement.
Cette scission originelle s’est accrue au fil des générations. Si la première génération autrichienne (Böhm-Bawerk, Von Wieser) a reproduit et diffusé les enseignements de Menger, la deuxième (Hayek, Von Mises et Schumpeter) a développé et, parfois, radicalisé les enseignements de Menger, en rejetant la montée de l’interventionnisme et du keynésianisme. C’est cette génération de l’entre-deux-guerres qui fait s’associer tradition autrichienne et défense du libre marché ; c’est également elle qui « s’expatrie » ou s’exile aux Etats-Unis[iv]. La tradition autrichienne devient, dès lors, très majoritairement représentée par des auteurs américains. Enfin la troisième génération (Rothbard, Kirzner, Lachmann) marque un relatif éclatement des Autrichiens entre plusieurs courants (apriorisme, théorie de l’action entrepreneuriale, subjectivisme) et un rejet plus ou moins fort de l’action économique de l’Etat.
Une position méthodologique commune
Une des thèses de l’auteur est, qu’au-delà des différences, il existe une approche méthodologique commune : l’approche causale-génétique, héritée de Carl Menger[v]. Les phénomènes économiques (prix, cycles…) sont des phénomènes complexes, qui ne sont pas le fruit du hasard mais de l’interaction des choix d’une multitude d’individus. Comprendre ces phénomènes ne revient pas à déterminer des équilibres, mais à identifier les processus qui conduisent à leur émergence. Ainsi la méthodologie autrichienne mêle intentionnalité, individualisme méthodologique et causalité.
A cette approche causale-génétique, s’ajoute un subjectivisme dynamique[vi]. En effet, la théorie néoclassique a été conçue dans un cadre temporel neutre, les échanges se faisant instantanément et sans friction (même si la théorie standard moderne a remis ces hypothèses en cause). Pour les Autrichiens, l’introduction du temps est essentielle : ce dernier est source de changement et de nouveauté dans les préférences des individus, dans leurs anticipations et leurs décisions économiques. C’est aussi le temps qui crée, par définition, une incertitude radicale sur l’avenir et, par conséquent, de nouvelles opportunités d’entreprendre ; ce pourquoi l’analyse des processus est aussi centrale dans la tradition autrichienne.
Les auteurs autrichiens rejettent ainsi la figure de l’homo oeconomicus au profit de la figure d’un homo agens, dont la conception ne peut se réduire à une fonction de maximisation d’utilité, pour mieux rendre compte de la subjectivité des agents économiques ainsi que de leur capacité d’adaptation et d’apprentissage. Dans la même idée, les économistes autrichiens s’accordent pour rejeter l’utilisation excessive des mathématiques (sujet de divergence déjà entre Menger et Walras dans les années 1880) : en effet, les outils d’analyse fonctionnelle peuvent faciliter l’exposition mais ne peuvent aider à rendre compte de l’essence des phénomènes, de même que des causalités multiples et circulaires, de l’incertitude radicale (et donc non probabilisable) et, in fine, de la complexité de l’action humaine.
La théorie autrichienne des cycles
Les sujets d’étude autrichiens sont divers : certains historiques (la querelle des méthodes, le calcul économique en économie socialiste), d’autres plus philosophiques (étude de l’action humaine…), enfin certains intégrés à des degrés variés dans la théorie standard (importance de l’information et de la connaissance, rôle des institutions, action de l’entrepreneur[vii]). Néanmoins, la théorie autrichienne des cycles demeure un point d’ancrage des différents courants, s’inscrivant dans l’histoire de la pensée économique, mais connaissant un renouveau depuis une quinzaine d’années.
A la suite de Mises, Hayek[viii] a enrichi la théorie autrichienne en montrant que l’action de la banque centrale engendrait un malinvestissement (industrie sans découchés, immobilier, contrats financiers…) qui ne correspond pas à la structure de préférence des consommateurs (supérieure à leur épargne naturelle), ces contradictions amenant tout d’abord à une expansion économique, suivie d’une contraction « nécessaire » permettant de solder les mauvais investissements. Roger Garrison a synthétisé, simplifié et modernisé cette théorie[ix] : les cycles résultent désormais d’un déséquilibre entre les plans subjectifs des entrepreneurs, se matérialisant sous la forme d’une structure hétérogène du capital, et les plans subjectifs des consommateurs, se traduisant par un équilibre d’épargne et de consommation. L’action de la banque centrale, en influant fortement sur l’offre de monnaie envoie de mauvais signaux et empêche la diffusion d’informations – correspondant notamment aux préférences des consommateurs – à travers le système des prix de marché, et notamment les taux d’intérêt, induisant des comportements d’investissement entraînant une surchauffe économique (ou boursière), suivie d’une crise.
Cette théorie des crises est complétée par les auteurs autrichiens en soulignant l’effet déstabilisateur des régulations déformant les mécanismes de coordination du marché, ainsi que l’effet délétère des « big players » (grandes banques, sociétés parapubliques de garantie immobilière, agences de notation, banque centrale…). En effet, Hayek avait coutume de dire que les deux plus grandes menaces pour la liberté économique était l’Etat… mais également les banques, centrales ou non, souhaitant toujours s’abstraire et contourner les mécanismes de concurrence et de coordination de l’économie de marché.
Louis Nayberg
[i] Terme péjoratif utilisé par le sociologue américain Thorstein Veblen pour désigner les économistes adhérant au courant marginaliste.
[iii] Carl Menger écrit en 1871, Principes d’économie politique, soit la même année où Jevons publie sa Théorie de l’économie politique ; en 1874, Léon Walras publiera ses Eléments d’économie pure.
[iv] Les trois auteurs ont été professeurs d’université aux Etats-Unis.
[v] Le terme a été employé pour la première fois par Hans Mayer, en 1932, dans “The cognitive value of functional theories of price”.
[vi] O’Driscoll et Rizzo, The Economics of Time and Ignorance, 1985.
[vii] http://www.trop-libre.fr/le-marche-aux-livres/l%E2%80%99entrepreneur-au-coeur-de-l%E2%80%99action-humaine.
[viii] Hayek, Prix et Production, 1931.
[ix] Garrison, “On Austrian Capital Theory”, 1990
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