Malaise dans la civilité ?
Fondapol | 10 octobre 2012
Le « bonjour » de Finkielkraut
Le premier à se prêter à l’exercice est Alain Finkielkraut qui met en avant l’importance du « bonjour » en fondant sa réflexion sur l’œuvre d’Emmanuel Levinas. Le « bonjour » serait ainsi une forme de reconnaissance de l’autre car il impose à celui qui le prononce de faire passer avant soi son interlocuteur. Il est une réponse humble à l’injonction que m’envoie la faiblesse de l’autre : en faisant preuve de politesse, je témoigne d’un scrupule[1]. Dès lors, le philosophe déplore la tendance à l’écrasement de cette formule de politesse sous la tyrannie du relâché « salut ça va ? »[2].
Incivilité du regard
Dans un second article, Natalie Heinrich met en avant l’incivilité contemporaine du regard, qui a tendance à pénétrer de force dans l’intimité d’autrui. À l’heure de la téléréalité, la transparence est érigée en notion fondatrice pour ne pas dire principielle : nul n’est censé pouvoir échapper au regard. C’est que l’authenticité a été promue comme valeur ultime reléguant de fait la civilité au rang des archaïsmes.
L’égalitarisme contre la civilité
Pour Philippe d’Iribarne, le « malaise » que connaîtrait la civilité proviendrait de la difficulté actuelle à concilier les deux aspirations opposées de la société française : l’égalitarisme et le sentiment de distinction. C’est selon lui à l’équilibre entre ces deux pôles que s’établit la civilité. Or, la demande accrue d’égalité entre les citoyens telle qu’elle se manifeste depuis mai 1968 tendrait à faire pencher la rompre cet équilibre.
Nouveaux codes pour un nouveau monde
Il ressort de ces trois contributions que la société connaît depuis une cinquantaine d’années une transformation profonde des formes de politesse et de manières. La recrudescence de l’emploi du tutoiement, le recours à des formes de politesse de plus en plus rudimentaire, la nervosité dans les relations sociales témoignent d’un réagencement des valeurs qui règlent la physionomie du monde dans lequel nous vivons.
En clôture ce cet état des lieux, Claude Habib, dans un article sur le cool appelle cependant à se garder d’une vision décadentiste, d’un long lamento sur la disparition de la politesse. Le philosophe explique que notre société est encore à la recherche de sa civilité propre.
Civilités comparées
Dans une deuxième partie, le recueil propose des comparaisons édifiantes des formes de civilité, selon les époques et les lieux. L’approche fait ressortir toute la contingence des codes qui la règlent, montrant qu’il est impossible de la défendre de manière figée.
De la civilité en Amérique
Parmi ces contributions, l’article de Philippe Raynaud sur « Stendhal, Tocqueville et l’expérience américaine » est particulièrement édifiant. Il compare l’attitude des deux écrivains face aux mœurs démocratiques américaines. « Si l’on se place du point de vue de Stendhal, explique l’auteur, on tentera de rejouer, contre la prose démocratique, le double héritage de l’Ancien régime et de la Révolution, au risque d’opter une pose à la fois radicale et conservatrice qui a sans doute quelque chose d’insincère. Si l’on est pleinement fidèle à Tocqueville, on acceptera le monde démocratique dans sa forme américaine tout en tempérant cette adhésion par une réflexion philosophique qui relativise les croyances démocratiques ». On ne saurait mieux résumer les deux tensions déjà entre aperçue dans l’article de Philippe d’Iribarne sur les contradictions générées par l’héritage historique français.
Un ouvrage trop « civil », qui stimule sans bousculer
S’il est stimulant et instructif, on regrettera que l’ouvrage, à l’exception du texte d’Alain Finkielkraut, néglige la dimension morale de la civilité. Le lecteur reste également dans l’expectative quant au prolongement pratique et politique que ne peuvent manquer de susciter les réflexions conduites dans le recueil. Car les comportements des individus dans leurs rapports conditionnent aussi la vie dans la Cité. Par le biais d’une étymologie fantaisiste, on pourrait ainsi rapprocher la politesse de la polis. Comment concrètement établir des règles de politesse qui suscite un consensus ? Doit-on établir dès la plus tendre enfance une formation à la politesse ? On attend un deuxième ouvrage qui traitera de front ces questions cruciales.
Jean Sénié
crédit photo: Flinckr, Melody Nelson *
[1] Alain Finkielkraut, « Avant le cogito, il y a bonjour », dans Malaise dans la civilité, Claude Habib et Philippe Raynaud dir., Paris, Perrin, 2012, p. 23.
[2] Ibid. p. 26.
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