Marché du travail : l’échec du modèle français

29 novembre 2013


29.11.2013Marché du travail : l’échec du modèle français

Les « bons » chiffres d’octobre du chômage, qui mériteraient un accueil au moins réservé, ne doivent pas cacher des réalités de fond:  d’abord force est de constater que la France peine à passer sous la barre des 10% d’actifs sans emploi. Pis encore, au plus fort de la crise, son marché du travail frappe aujourd’hui en premier lieu les populations les plus fragiles. Une dose de flexibilité apparaît donc nécessaire pour endiguer ce « mal français ».

Un modèle français singulier et peu efficient

Dans une interview donnée au quotidien La Tribune en 2009, Jacques Delors l’affirmait sans ambages : en France, « la cause majeure des inégalités tient à l’emploi »[1]. Or, s’est installée dans notre pays une certaine idée selon laquelle la flexibilité incarnerait une souplesse anglo-saxonne ou scandinave ne visant qu’à abaisser le coût du travail, tirant inexorablement les conditions des salariés vers le bas. Néanmoins, à l’aune de trente années de chômage structurel, et alors que le taux d’inactivité des moins de 25 ans atteint aujourd’hui près de 25%[2], il semble nécessaire de questionner – voire de bousculer – notre modèle français.

La spécificité française en matière d’emploi revêt deux dimensions majeures. Elle se caractérise tout d’abord par une rigidité du marché du travail, espace au sein duquel les licenciements s’avèrent souvent si coûteux pour l’entreprise qu’ils ont tendance à freiner les embauches. Couplée à cette rigidité hexagonale, la France se singularise par une myriade de formes d’emploi. Pour les pourfendeurs de la flexibilité, cette pluralité des contrats est un préférable à la potion aigre que constitue la flexibilité. Là où un grand nombre de pays à travers le monde ne connait qu’une seule et même forme de contrat de travail, la France les a considérablement multipliées depuis les années 1980 : le recours aux CDD, à l’intérim ou à l’apprentissage ayant alors permis de faire fi des besoins impérieux de flexibilité que requérait le sacro-saint « CDI ». Par-delà les querelles idéologiques, intéressons-nous aux conséquences de ce modèle français.

Un marché du travail qui fragilise d’abord les plus précaires

Dans son dernier rapport sur les perspectives de l’emploi, l’OCDE atteste qu’en France, « la flexibilité du marché du travail pèse trop sur les catégories les plus fragiles »[3].

Le modèle français se distingue en effet par une segmentation en deux blocs – relativement hermétiques – de son marché du travail. Cette dualité, fruit de la diversification des formes de contrat, a généré d’importantes disparités entre les « insiders » d’un côté, ces fonctionnaires et salariés en contrat stable (CDI) au cœur du marché de l’emploi, et les « outsiders » de l’autre, à savoir les chômeurs et les travailleurs précaires, à sa périphérie.

D’après Luc Simar[4], cette opposition entre « insiders » et « outsiders » conduit à une précarisation des derniers, constitués pour majeure partie de jeunes, de femmes et de personnes peu qualifiées. Ce faisant, cette segmentation est source de fortes inégalités en matière d’accès à l’emploi permanent, mais aussi à la formation professionnelle et, plus largement, au logement et aux crédits bancaires[5].

Or, comme le révèle l’OCDE, plus de 80% des embauches s’effectuent aujourd’hui en France via des contrats temporaires à partir desquels « les parcours d’insertion dans l’emploi stable sont longs et souvent chaotiques »[6]. Et l’INSEE de révéler qu’une fois sur deux les CDD débouchent sur un autre CDD et une fois sur cinq sur le chômage[7]. Qui plus est, ces emplois précaires sont, sans surprise, les plus exposés aux aléas économiques. Pour preuve, près de 60% des destructions d’emplois entre 2008 et 2009 l’ont été dans le secteur du travail temporaire[8].

Ainsi, les jeunes et les personnes peu qualifiées font les frais d’un marché du travail segmenté et discriminant : au quatrième trimestre 2011, le taux d’emploi des premiers n’excédait pas 29,5% contre 45,1% pour les seconds[9]. Surtout, la France se situe dans la fourchette basse de la zone euro et des pays de l’OCDE[10].

Dépasser la lecture juridique de la flexibilité

Dans son étude plaidant pour une « flexibilité responsable », Charles de Froment a cherché, de manière innovante, à déplacer le curseur de l’analyse du marché du travail et, ainsi, sortir d’un prisme purement juridique[11].

En effet, dans ce débat franco-français antédiluvien, le droit concentre généralement tous les maux : il favoriserait selon certains la précarité des contrats atypiques, alors que d’autres lui reprochent une trop grande protection des salariés en CDI, laquelle serait la source de la précarité des premiers. Or, selon Froment, bien que son rôle soit structurant, le droit n’est qu’un cadre général à l’intérieur duquel s’articulent des pratiques de travail et, in fine, d’emploi. Aussi, estimer que la loi constitue l’épicentre des freins en matière de flexibilité ne résiste pas à l’argument selon lequel les acteurs – employeurs, employés et partenaires sociaux – disposent d’une certaine liberté au sein du marché du travail. Dès lors, la législation, bouc-émissaire désigné, ne doit pas exonérer ces derniers de leurs propres responsabilités.

Une flexibilité qui n’ose pas pas dire son nom

Depuis trente ans, la France assiste à une érosion lente et forte de l’emploi stable, incarné par le CDI à temps plein hérité des Trente Glorieuses, au profit des formes d’emploi atypiques et précaires. L’idée selon laquelle le marché du travail hexagonal ne serait pas flexible s’avère donc en réalité erronée depuis l’introduction, à l’aube des années 1980, de nouvelles formes de contrat de travail. Néanmoins, en entraînant une précarisation d’une partie des travailleurs, celle-ci a contribué à créer une France à deux vitesses : une France de la précarité contre une France de la stabilité[12].

Parce qu’il fragilise les plus précaires et qu’il ne parvient pas à réduire un chômage qui obère la croissance économique, le marché du travail français se doit donc d’être réformé. Dépassant la « vision honteuse »[13] de la flexibilité, le gouvernement et les partenaires sociaux ont signé en janvier dernier un accord, retranscrit dans la loi de sécurisation de l’emploi adoptée à l’été, ayant le mérite d’assouplir – timidement certes – la rigidité du marché du travail, et ce, tout en s’efforçant de préserver les droits des salariés. Au menu : accords de maintien dans l’emploi et de mobilité, refonte des procédures de licenciement, généralisation des accords collectifs, taxation des CDD… Sans en prononcer ouvertement le nom tabou, la France se convertit peu à peu à la flexibilité !

 

Anthony Escurat

Crédit Photo: Flickr:  Miroslav Petrasko (hdrshooter.com)


[1] LA TRIBUNE. Les défavorisés demandent des actes. Interview de Jacques Delors, 29 mars 2009.

[2] INSEE. Taux de chômage BIT en France métropolitaine. 2013.

[3] OCDE. OECD Employment Outlook. 2013.

[4] SIMAR, Luc. Le modèle des « insiders-outsiders » : entre théorie et pratiques. Reflets et perspectives de la vie économique, De Boeck Supérieur, 2003/4, Tome XLII.

[5] OCDE. Étude économique de la France 2013. Mars 2013.

[6] Idem

[7] INSEE. L’emploi en France depuis trente ans. Édition 2008.

[8] DE FROMENT, Charles. Pour une flexibilité responsable. Institut de l’entreprise, Sociétal n°75, décembre 2011.

[9] OCDE. OECD Employment Outlook. 2012.

[10] OCDE. OECD Employment Outlook. 2013.

[11] DE FROMENT, Charles. Pour une flexibilité responsable. Institut de l’entreprise, Sociétal n°75, décembre 2011.

[12] INSEE. L’emploi en France depuis trente ans. Édition 2008.

[13] DE FROMENT, Charles. Pour une flexibilité responsable. Institut de l’entreprise, Sociétal n°75, décembre 2011.

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