Mon père, le Président : "Pater" d'Alain Cavalier
Fondapol | 02 juillet 2011
« Et si on jouait à… ? »
« Je l’aime bien, dit le réalisateur de son acteur en voix-off, il est chaleureux, il est robuste ». « J’ai l’impression que je peux vraiment être premier ministre, » déclare de son coté l’acteur.
Ces deux hommes ont décidé, sur le mode enfantin du « et si on jouait à… » d’incarner respectivement un président de la République et son Premier ministre, et de se filmer mutuellement avec une caméra vidéo. Voilà le projet cinématographique de Pater, le dernier film d’Alain Cavalier. Insouciant ? désinvolte ? Il faut se défier de l’apparente légèreté de ce Cavalier ! Dans Le filmeur (2005), il passait en revue dix ans de sa vie et de ses proches d’un ton détaché, en glissant allègrement de l’observation d’animaux, au réveil souvent difficile de sa compagne et à la mort de son père. Pourtant, son dernier projet dépasse encore le genre du journal vidéo qu’il pratique depuis une vingtaine d’années : Pater est un film qui se révèle comme une réflexion profonde et malicieuse sur l’homo politicus.
L’art des images
Dans Pater, on mange et on boit (de bons vins !) sans cesse. Le film commence et se termine d’ailleurs par un repas entre Cavalier et son acteur, le très émouvant Vincent Lindon. Ces repas intimes constituent la clef de voûte de toute la dramaturgie : c’est là où les deux hommes définissent et construisent leur supposée relation professionnelle, tout en restant eux-mêmes. Ils ont une véritable valeur de symbole, et ce, doublement : rite du repas français, d’une part, incarnant, par métonymie, l’intimité amicale des protagonistes, il renvoie, par métaphore, à « la cuisine politique », dont l’on découvre vite que le Président est un chef étoilé ! Utilisation subtile des images – dans tous les sens du terme – où l’on reconnaît le grand cinéma.
Mise en abyme
De fait le film joue constamment, par une diabolique mise en abyme, sur trois niveaux, vie privée/cinéma/politique. On sait que le tournage dépendait essentiellement de la disponibilité de Vincent Lindon et qu’il a duré une année entière. Ceci explique que Lindon ait besoin d’un certain temps pour se glisser dans son rôle, et, du coup, le spectateur dans le film. D’où peut-être une mise en route un peu lente, seul reproche que l’on puisse lui adresser. D’autres personnes apparaissent, s’assoient et commentent, un garde du corps, un ministre, des conseillers, certains d’entre eux prennent une certaine ampleur ; mais ils sont en même temps des amis de passage, tant ces réunions semblent être improvisées.
L’action – si l’on peut utiliser ce terme, car on dehors des repas et des conversations, il ne se passe pas grand chose dans Pater, comme dans une tragédie classique où le tumulte du monde reste à l’extérieur – se déroule essentiellement dans les appartements privées de Cavalier et de Lindon. Ce qui renforce encore ce sentiment d’intimité, une intimité d’ailleurs parfaitement symbolisée par le très photogénique chat du réalisateur, qui a clairement l’œil de la caméra ! On connaissait l’amour de Cavalier pour les animaux, mais le chat dans Pater nous restera en mémoire.
Père et Fils
Au sein de ce dispositif, Cavalier s’habille en costume cravate – pour la première fois depuis la première cannoise de Thérèse selon ses dires, ce qui remonte quand même à 1985 ! Il évoque le souvenir de son propre père et se scrute souvent dans la glace – il se fait même opérer pour faire retirer un vilain pli de l’âge sous le menton, particularité qu’avait également son père. Paradoxalement, la décision de retravailler avec un comédien de renom, après des années de travail en solitaire, est sans doute aussi inspirée par l’envie de continuer ce récit très personnel car Cavalier voit en Lindon ce fils rêvé qu’il n’a jamais eu. Du coup, il peut se glisser lui-même dans le rôle de père pour transmettre un peu d’amour paternel, alors que la relation avec son propre père a été gâchée par les non-dits et les malentendus. Si Cavalier évoque dans Le filmeur les derniers moments de la vie et parle de sa réconciliation avec Dieu, dans Pater l’on peut assister à la réconciliation père-fils par le cinéma.
De 1 à 10 ou de 1 à 15 ?
Enfin, pas seulement. Car Cavalier est aussi « Le Président » et Lindon, son Premier ministre. Un président qui discute, qui choisit, qui nomme, qui flatte, qui séduit, qui manipule surtout, le tout dans l’intimité de son appartement privé. Mais il a aussi un grand projet, à la fois simple et idéaliste : réduire l’écart des revenus dans le pays. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a choisi « Lindon » comme Premier ministre, car dans une vie antérieure, cet entrepreneur a diminué les écarts de salaires au sein de sa propre entreprise. Seul petit hic, le Premier ministre veut des écarts qui ne dépassent pas la proportion de un à dix, là où le président propose… de un à quinze. Aléas de la politique… Le projet échoue devant l’opposition d’une partie de la majorité que le Président n’aura pas pu – ou pas voulu ? – convaincre. On s’y croirait ! Du coup le premier ministre/Lindon semble désemparé et apparaît comme une véritable marionnette dans les mains du président/scénariste.
Vérités de la politique…
Car on se demande si ce dernier n’avait pas prévu à l’avance l’échec de ce projet. Ne voulait-il pas simplement coincer son cher Premier ministre, au point de le pousser à le « trahir », le « forçant » à se représenter lui même à la présidence ? Officiellement, le président Cavalier est las du pouvoir mais ses phrases et son attitude sont tellement truffées d’ambigüités – sans doute le résultat des allers-retours entre fiction et réalité – qu’on a de plus en plus de mal à croire à un hasard. Le président, ressemble de plus en plus à un bon élève de Machiavel… et à un mixte de François Mitterrand et d’Edouard Balladur par la politesse surannée, le français élégant et les manières bourgeoises.
C’est ici où se trouve finalement le principal intérêt du film car avec toute sa légèreté caractéristique, Cavalier dresse le portrait dévastateur de la vie politique et du pouvoir, ses intrigues, ses pièges et ses trahisons. Tant de scènes sonnent juste et semblent avoir été prises sur le vif : depuis la discussion autour d’une photo compromettante du leader de l’opposition à la soirée fiévreuse des résultats électoraux. Et tout cela sans décor, sans foule, avec une poignée d’acteurs/amis qui tout simplement se prennent au jeu !
Une séquence en particulier est tout à fait révélatrice, lorsque Cavalier demande à Lindon de renoncer à ses éventuelles maîtresses. Un Premier ministre doit être irréprochable, dit-il. Lequel premier ministre – ou l’acteur Vincent Lindon ? – est visiblement embarrassé et ne sait quoi répondre. Cette petite phrase, prononcée de façon presque nonchalante, fait froid dans le dos. Quel terrible manipulateur ce président ! Ou quel manipulateur, ce réalisateur ! On assiste ici à un grand moment de cinéma, une étonnante rencontre/conflagration entre fiction et documentaire, au point que nous ne savons plus vraiment où nous nous trouvons, tout comme Vincent Lindon lui-même.
Et vérité du cinéma !
Pourtant, c’est à Lindon que revient le dernier mot. Lui qui ne s’est sans doute jamais autant dévoilé dans un film, au point de nous révéler ses tics, ne se laisse pas faire par ce président/réalisateur malicieux, notamment – moment-clé – au cours du repas qui conclut le film. Alain Cavalier s’interroge : « J’y croyais vraiment et pourtant ce n’est pas la réalité, ce n’est qu’un film ». « C’est la réalité, c’est un film », lui répond Lindon.
Tout est dit.
Harry Bos est responsable du cinéma et des arts de la scène à l’Institut Néerlandais de Paris
Crédit photo : Flickr, PAN Photo Agency
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