Naissance et enracinement de la Troisième République

31 décembre 2013


31.12.2013Naissance et enracinement de la Troisième République

Philip Nord, Le moment républicain – Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013

Depuis la parution de The Republican Moment. Struggles for democracy in nineteenth-century, en 1995, les études sur la genèse de la Troisième République et du système républicain ont été définitivement modifiées. Armand Colin publie maintenant la version française de ce livre passionnant et rigoureux, répondant à la question suivante : comment la République s’est-elle ancrée en France dans les années 1870. Dépassant les explications traditionnellement avancées, l’auteur évoque concrètement la  gestation de nouvelles élites républicaines au cours de la période 1851-1880 comme facteur clé de la transition démocratique.

Une réponse nouvelle à une question ancienne

L’auteur s’intéresse à un problème historique ancien qui est celui de la capacité de la Troisième République à durer[1]. Il apporte une réponse convaincante, ainsi résumée : « ce qui rend possible la transition démocratique, c’est l’élaboration préalable quand la dictature est encore en place, d’une contre-élite enracinée dans des institutions autonomes et nourrie d’une culture politique alternative. Plus celle-ci sera cohérente et élaborée, ainsi que le cadre institutionnel sur lequel elle repose, plus l’élan de démocratisation sera puissant et plus la transition démocratique sera durable »[2]. Pour l’auteur, la réponse à la question déplace le problème initial : la question de l’avènement de la république ne devient pas celle des facteurs sociaux et politiques ayant permis son instauration mais celle de l’émergence d’une nouvelle élite républicaine capable de porter son message. En terme gramscien, on dirait qu’il s’agir pour les républicains de gagner le combat culturel.

C’est donc l’émergence d’une société civile politisée que l’auteur étudie. Cette démarche peu commune apporte un nouvel éclairage sur la gestation du personnel républicain des débuts de la Troisième République. Comme le dit l’auteur : « c’est de cette résurrection générale de la société civile qu’est née la Troisième République ». Or cette palingénésie politique n’est jamais une abstraction d’ordre conceptuel mais fait l’objet d’une enquête approfondie qui alterne étude de groupes sociaux et histoires des représentations sociales.

Les lieux et les acteurs de l’avènement républicain

L’ouvrage est composé d’une succession de chapitres concernant : la Franc-Maçonnerie, le Quartier latin, le judaïsme républicain, le protestantisme libéral, la nouvelle peinture, la culture républicaine et l’espace privé de la classe moyenne républicaine. Cette énumération a un premier mérite qui est de rendre compte de la diversité des centres d’intérêts de l’auteur ainsi que de l’ampleur de ses recherches. On pourra regretter, à ce propos, qu’en dépit d’un grand effort de mise en place d’un appareil critique lisible avec présence d’un glossaire et de table des illustrations – particulièrement bienvenue dans le chapitre consacré au rapport entre le peinture et la République –, une bibliographie, même sommaire ne soit pas disponible.

Le principal mérite reste toutefois la rigueur de l’auteur qui s’attache à suivre des hommes, à étudier des cercles ou des moments de la commémoration républicaine, lesquels sont trop souvent passés sous silence. On peut ici citer comme exemple le chapitre sur la peinture. L’analyse des trajectoires politiques d’un Manet, d’un Degas voire d’un Caillebotte sont exemplaires. L’auteur rend bien compte de leur attachement au projet républicain dans les années 1860 et 1870. Toutefois, il le fait avec une grande finesse et une honnêteté admirable. Il n’omet pas d’évoquer l’antidreyfusisme de Degas ainsi que les propos antisémites qu’il a pu tenir à propos de Pissarro, ce qui invite à réinterroger l’étendue de son attachement à l’idée républicaine. De la même façon, Philip Nord expose à merveille l’ambiguïté du personnage de Caillebotte, entre le grand bourgeois et le peintre de talent.

Mais au-delà des hommes c’est une structure du changement politique fondé sur un changement social qui est mise en évidence. L’auteur montre que l’émergence d’une « nouvelle couche sociale » dans les différents milieux étudiés se heurte à l’autoritarisme de l’Empire et des institutions sur lesquelles est fondé son pouvoir coercitif. La lutte contre ces institutions constitue l’acte fondateur des vocations et des solidarités républicaines ainsi que la publication des idées républicaines. C’est donc une théorie du changement politique à l’échelle de tous le pays – même si, comme le reconnaît l’historien, c’est surtout de Paris dont il est question – que nous fournit cet ouvrage.

Une histoire au service d’un projet politique

Comme tous les grands livres d’histoire, cet ouvrage pose la question du rôle social de l’historien. Le livre pourrait se placer sous les auspices de Marc Bloch lorsque ce dernier écrivait  dans son Apologie pour l’histoire (publiée à titre posthume en 1949): « L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l’action même ».

L’auteur vise à éclairer le projet républicain afin d’en rappeler toute la force, mais n’oublie pas pour autant les insuffisances du régime en matière de droit des femmes ou en matière sociale. En conclusion, après s’être permis une rapide défense de l’Etat-providence qui apparaîtra comme quelque peu hors de propos, Philip Nord revient sur la faillite des élites pendant l’année 1940 en insistant sur les failles du modèle républicain.

Mais il en montre aussi le mérite et surtout la capacité d’adhésion que ce dernier a suscitée, soulevée par un projet d’émancipation. Si la thèse historique est convaincante, l’usage politique qui en est fait suscite le débat, ce qui, in fine, est le propre des grands livres d’histoire.

Jean Sénié



[1] La Troisième République est en vigueur de 1870 à 1940.

[2] Philip Nord, Le moment républicain – Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 30.

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