Olivier Bobineau : "Il y a une morale laïque dès lors qu’il y a des relations de solidarité qui respectent la liberté de conscience"
Fondapol | 19 septembre 2012
Qu’est-ce que la laïcité en France aujourd’hui ? Comment peut-on la définir ? Comment est-elle perçue par les citoyens et mise en œuvre par l’Etat ?
Les citoyens – l’opinion publique – conçoivent une laïcité de type oppositionnel dans leur grande majorité. La religion est un dispositif qui peut être dangereux, notamment quand les croyances s’expriment et se rendent visibles dans l’espace public. La laïcité est conçue alors pour combattre et refouler l’expression publique religieuse. D’où provient cette conception ? Historiquement, la France, lorsque la société civile s’est exprimée religieusement, a connu dans le même temps des guerres de religions entre catholiques et protestants, au 16e siècle. La laïcité apparait ainsi comme le seul et véritable rempart contre la barbarie religieuse et la passion des fidèles, qui s’entretuent au nom de leur foi jusqu’à remettre en cause l’ordre public, l’Etat et la paix civile. Il s’agit d’une « laïcité d’opposition ».
« La laïcité est conçue alors pour combattre et refouler l’expression publique religieuse »
Quant à la laïcité appliquée par l’Etat, elle est à cheval entre cette « laïcité d’opposition » hostile à l’expression publique et une autre conception de la laïcité issue de la tradition juridique -constitutionnelle et législative- qui trouve son texte fondateur dans la loi du 9 décembre 1905. Cette seconde laïcité, je l’appelle à la suite d’Aristide Briand une « laïcité de proposition » ou libérale, où l’enjeu est la liberté de conscience et son expression dans l’espace public. A l’opposé de la « laïcité d’opposition », la « laïcité de proposition » considère qu’il n’y a aucune limite à la liberté d’expression religieuse, liberté de conscience, liberté de non religion, si ce n’est le respect de l’ordre public. La garantie de la liberté de conscience trouve son origine dans l’article 10 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », principe qui est repris dans l’article 1 de la loi de 1905 : « La république assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, sous réserve de l’intérêt de l’ordre public ». Elle est défendue par certains ministres de l’Intérieur et certains parlementaires. De fait, on voit bien comment les pouvoirs publics hésitent entre les deux : d’un côté, « une laïcité d’opposition », largement majoritaire dans l’opinion et hostile aux religions et à leur expression publique ; de l’autre, « une laïcité de proposition » et d’expression de la liberté de conscience garantie par le bloc de constitutionnalité et la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Quelle place pour la religion dans l’espace public ? Est-il possible d’envisager un débat dans la sérénité ?
En théorie oui, c’est possible dans l’espace public conçu au sens d’Habermas ou de Hannah Arendt. Le problème, c’est que la France a une histoire religieuse extrêmement violente (Crouzet, Les guerriers de Dieu, 1990). Si j’en crois cet historien, l’expression religieuse en France est porteuse de violence, de passions, d’affrontements. Nous sommes le seul pays qui va connaitre la barbarie avec tout un florilège de massacres, de meurtres, d’anthropophagie et de femmes enceintes éventrées réalisés au nom de Dieu durant cinq générations. Ces « barbarissimes violences » (Montaigne) vont structurer les relations entre les protestants et les catholiques. C’est entré dans notre inconscient collectif, les traces et marques restent dans les mémoires, sur les bâtiments, dans les institutions collectives de notre République.
« En France, « religion » est associée prioritairement à « guerre ». Quand on parle religion en Allemagne, elle est associée prioritairement à « paix », « spiritualité » et… « guerre ». »
De fait, les manuels scolaires français -jusqu’à une période récente- mettent en valeur la charge passionnelle véhiculée par la religion, au cœur de l’institution qui par excellence transmet avec la famille la première représentation/conception de la religion : l’école. Dès lors, comment des enfants devenus adultes, au sortir de l’école et de leurs études, peuvent-ils débattre de sujets religieux en connaissance de cause ? Comment poser les enjeux et les tenants et aboutissants de la question religieuse quand, en outre, les medias par définition déforment et réduisent selon leur format des sujets pour le moins complexes ?
Est-il alors possible de concilier la liberté religieuse et les exigences du vivre ensemble ?
En France, le passif est tel qu’il ne favorise pas l’expression de la liberté religieuse. Et la seule réaction que l’on a face à la liberté religieuse et son expression, c’est de faire des lois. Forcément, l’Etat, se sentant agressé, la société civile se sentant agressée, c’est la sanction juridique par la loi qui est appelée à la rescousse. L’on serait dans un espace public au sens d’Habermas, il y aurait de la médiation, de la discussion, de la délibération, des échanges de point de vue. Ce n’est pas le cas. En France, dès qu’elle s’exprime publiquement, dès qu’elle est visible, la religion est perçue comme une menace à l’ordre public, d’où le recours logique à la répression par la loi, la police.
Lors de l’élection présidentielle, le candidat Hollande a proposé d’inscrire les principes fondamentaux de la loi de 1905 dans l’article 1er de la constitution en plus du projet de Vincent Peillon d’enseigner la morale laïque à l’école. Ce rappel est-il encore nécessaire aujourd’hui ?
C’est une erreur juridique, historique, politique et constitutionnelle de vouloir l’inscrire. Cette proposition pose problème car elle introduirait dans le bloc de constitutionnalité quelque chose d’étonnant. Si l’on introduit en effet la loi du 9 décembre 1905, on introduit par ricochet le Concordat – et la gauche rendrait constitutionnel le Concordat napoléonien de 1801 tout en remettant en cause les régimes concordataires toujours valables en Alsace-Moselle ! Une telle proposition est une erreur et une maladresse.
« Il y a une morale laïque dès lors qu’il y a des relations de solidarité qui respectent la liberté de conscience »
Existe-t-il une morale laïque ? Qu’est-ce que la morale ? La morale selon Durkheim est un ensemble de relations de solidarité entre les individus, entre des citoyens. La solidarité, c’est la prise en compte de l’altérité dans une société constituée d’individus. Il y a une morale laïque dès lors qu’il y a des relations de solidarité qui respectent la liberté de conscience, évitant deux écueils : soit le rejet de la religion, soit sa mise en avant comme fondement de la société. Le propre de la morale laïque est de passer d’un régime politique fondé sur un ordre religieux à un autre régime fondé sur le pluralisme. Au fond, comme le montre Emile Poulat, la catholicité était l’Ancien régime, où le fondement moral du lien social était l’ensemble des valeurs catholiques interprété par l’Eglise. Historiquement, un autre régime, la laïcité, lui a succédé où la liberté de conscience est devenu le fondement moral du lien social. C’est cela la morale laïque.
Comment pourrait-on expliquer le fait qu’en France, les hommes politiques aient une tendance à passer par le prisme de l’école pour réintroduire une dose de religieux ? Pourquoi toujours passer par cette école, et est-ce que cela une renvoie pas une vision passée de l’école ?
Il y a un homme qui pose le fondement politique et philosophique du recours à l’école dans l’histoire de la République comme instance émancipatrice. Il s’agit de Condorcet : émancipation et savoir sont intimement liés à la citoyenneté et réciproquement. Or, pour changer les mentalités, sa proposition est de passer par l’éducation, l’instruction. On est toujours dans cette perspective-là. Pour changer les mentalités, y compris pour concevoir un vivre ensemble possible respectant la liberté de conscience, cela passe par une morale laïque dispensée, une instruction publique diffusée, transmise dans le lieu, le sanctuaire de la transmission citoyenne : l’école.
Ce rappel de la laïcité est-il révélateur d’un malaise du fait religieux ? Le ressentiment négatif vis-à-vis des musulmans est-il une réalité ancrée dans les mentalités, ou est-il amplifié et dramatisé par les médias et leaders d’opinion ?
Le malaise est mondial, les causes ne se trouvent donc pas nécessairement qu’en France. 1989 constitue une année capitale. Au début de l’année, l’Ayatollah Khomeiny lance la fatwa contre Salman Rushdie. Tous les médias vont mettre en évidence l’Ayatollah Khomeiny comme étant le chef des musulmans. Ce chef chiite « barbu » en profite pour lancer une campagne contre l’Occident et les Etats-Unis, et il met en lumière ses troupes, notamment féminines, qui portent le tchador devant les journalistes occidentaux.
« On assiste par conséquent à une « substitution de périls ». On est passés du « péril rouge » au « péril vert ». »
En avril-juillet 1989, on fête le bicentenaire en France. Sur quoi va porter la commémoration ? La laïcité. Que se passe-t-il ensuite ? En juillet, débat sur la loi Jospin dite d’expression religieuse. Les élèves ont le droit d’exprimer leur point de vue religieux, pourvu qu’il ne trouble pas l’ordre public. A la rentrée, trois filles au collège de Creil portent le voile, et cela aboutit devant le Conseil d’Etat. L’avis donné fin novembre par la juridiction administrative suprême est que ces jeunes filles peuvent s’exprimer religieusement pourvu qu’il n’y ait pas de prosélytisme au sein de l’école. Cet avis est rendu fin novembre alors que le Front National vient de gagner des circonscriptions législatives. Sur quoi le Front a-t-il fait campagne ? En montrant du doigt le péril vert : l’Ayatollah Khomeiny, les musulmans, les femmes, le tchador, « l’invasion musulmane ». Auparavant, l’ennemi juré de l’extrême-droite était le communisme avec la figure du bolchevick. Mais voilà, le péril rouge vient de s’effondrer le 9 novembre 1989. On assiste par conséquent à une « substitution de périls ». On est passés du « péril rouge » au « péril vert ». Dès lors, dans notre imaginaire politique, dans les médias, la figure du bolchevik va être remplacée par celle du « barbu ». Il est forcément dangereux, violent, opposé aux libertés ; anti-laïque, il soumet les femmes : bref, il s’agit de la caricature que l’on a encore maintenant. Sur la toile de fond de cet imaginaire politique, surviennent « les dix années rouges » avec le FIS et le GIA en Algérie en 1991, qui massacrent les femmes, comme le faisaient les catholiques et protestants français au XVIe siècle, et les attentats en 2001.
Et le voile ?
Depuis la fin des années 90, un constat s’impose : les jeunes filles portent de plus en plus le voile. Pourquoi ?
Notre réponse est qu’elles le font avant tout pour des raisons identitaires, sociales. Pour des raisons de construction identitaire, les musulmans recourent au voile, aux revendications sur la nourriture, et notamment les jeunes femmes, plus ou moins en relation avec les hommes, contrairement à leurs mères, leurs grands-mères, ou leurs tantes qui vivent en Tunisie, au Maroc, en Algérie.
« Il y a trois groupes qui forment l’identité de tout individu moderne : le groupe d’appartenance, le groupe de référence et le groupe d’origine. »
Le phénomène est à l’origine plus sociologique que politique. Expliquons. Il y a trois groupes qui forment l’identité de tout individu moderne : le groupe d’appartenance, le groupe de référence et le groupe d’origine. Et il y a quatre manières d’exprimer son appartenance au groupe : le vêtement, la nourriture, la musique et le langage. Or, que se passe-t-il à la fin des années 80 pour les jeunes d’origine maghrébine principalement ?
Quand les « beurs » retournent dans leurs pays où une partie de la famille demeure, les enfants ne sont pas reconnus par leur groupe d’origine, parce qu’ils ont été élevés à l’école des anciens colonisateurs : ils parlent le français mais pas l’arabe et ne connaissent pas le Coran qu’ils n’ont jamais lu. Pour leur famille, ils sont français. Et quand ils sont en France, ils vivent comme « parqués » dans certaines cités, la société d’accueil les stigmatisant. Ils sont donc doublement aliénés (Abdelmalek Sayad) : leur groupe d’origine les refuse, et leur groupe de référence – la société d’accueil – les rejette. Il leur reste par conséquent le groupe d’appartenance.
Alors quels sont leurs moyens pour exprimer leur appartenance au groupe ? La langue – cela va donner le développement à partir de 1988 du verlan arabe de banlieue. La musique – on assiste au développement des grands groupes comme NTM, Assassin à la fin des années 80. Avec l’alimentation, les premières revendications apparaissent en 88-89. Et le vêtement ? Pour ce marqueur identitaire, une distinction s’opère entre les garçons et les filles. Les garçons, en référence à Yasser Arafat notamment, et au conflit israélo-palestinien qui est alors sur la scène médiatique, adoptent le keffieh. Quant aux filles ? Elles ne vont pas prendre le vêtement de leur mère ou de leur tante qui les refusent, ni le foulard Hermès du groupe de référence qui les stigmatise. Qu’est-ce qui leur reste, en tant que marqueur identitaire de leur contre-culture ? Pour être contre la culture dominante, et contre la culture d’origine, elles vont prendre… le voile en 1989.
Donc plus l’on va stigmatiser certaines communautés, notamment la musulmane, plus on va créer un problème ?
Grand classique d’une contre-culture ! Voire, celles qui portent le voile attendent un supplément de stigmatisation : leur identité s’en trouve d’autant plus renforcée. Les travaux d’Alain Touraine sont éclairants à ce sujet : ce qu’il faut pour qu’une identité se déploie, c’est une adversité. Plus la culture dominante montre du doigt la culture dominée, plus celle-ci se renforce et va être provocante.
Auriez-vous des idées pour remédier à cette théorie du choc des civilisations ?
Le problème n’est pas religieux, on le voit. Il est social, identitaire. La médiation est une réponse à privilégier. Côté musulman, on a affaire à des milieux défavorisés, des milieux qui n’ont pas accès à la culture et des milieux qui sont toujours restés sur une vision de la laïcité conçue comme rejet de l’expression religieuse. Côté français, on se recroqueville et replie sur son bastion identitaire en arborant des lois et règlements pas toujours bien maîtrisés, quant à la lettre et à leur esprit. Que faire donc face un problème de revendication dite « religieuse » ? La médiation en proposant une relation et une négociation avec trois types de personnes pourrait aboutir à des résultats : d’abord un musulman qui connaisse bien sa propre religion, puis quelqu’un qui connaisse bien la culture de la société d’accueil (France) et de la société d’origine (Maghreb, Afrique noire…), puis un représentant de la loi, un juriste, un élu. Ce représentant de la loi pourrait être également un policier, parce que c’est aussi un enjeu de police au sens premier du terme, c’est-à-dire le vivre ensemble dans la cité et que les policiers ne sont pas toujours formés à la médiation interculturelle.
Que penser du processus d’acculturation qui se fait au sein de la culture musulmane ? Certaines cultures s’intègrent totalement au point d’en oublier leurs racines…
Je réponds à cette question en pensant au livre d’Olivier Roy, La Sainte ignorance. Les religions oublient leur propre culture. Les étudiants catholiques ne connaissent rien à propos de leurs propres traditions, c’est la même chose pour les étudiants protestants. On a en France et en Allemagne des religions qui ignorent leur propre tradition, leur propre culture – sainte ignorance. Donc c’est un suicide religieux. L’ignorance ouvre la voix à deux possibilités pour le fidèle : soit une radicalisation politique marqué par un repli identitaire, soit l’athéisme.
On observe d’une part une récupération des religions à des fins électorales (exemple de Marine Le Pen et le Hallal, etc.) et d’autre part, des prises de position de l’Eglise sur des décisions politiques comme le mariage et l’adoption par des couples homosexuels. La religion n’est-elle pas (re)devenue un enjeu politique ? Où situer la frontière entre religieux et le politique ?
C’est toute la difficulté de la modernité. On l’a compris du point de vue de l’histoire politique, on est passé de la catholicité à la laïcité. Donc théoriquement, les institutions ne sont plus fondées sur le religieux. Dans la modernité, quelle est l’institution fondatrice de la société ? C’est l’individu. Et que font les individus ? Ils vont « fabriquer » les valeurs, leur identité, en puisant dans les religions ; mais en-dehors des institutions religieuses. Cela aboutit à une sacralisation de l’individu dans un contexte de montée des incertitudes, y compris politiques, économiques, écologiques, sanitaires, financières… Ce n’est pas un retour du religieux comme on le croit souvent, mais à un retour du spirituel, de l’intériorité, de la dramaturgie intérieure que l’on assiste. Les individus « braconnent » leurs croyances et idéaux comme le dit Michel de Certeau. Les individus testent à tout-va les dispositifs de valeurs sur le marché du spirituel globalisé. Ils tendent à privilégier internet, à passer par les médias, premiers formateurs de l’opinion religieuse en France.
« Les individus testent à tout-va les dispositifs de valeurs sur le marché du spirituel globalisé. »
Pour résumer, religion et politique sont intimement liées, et c’est là que réside tout le paradoxe. Normalement, le politique s’est séparé de la religion et réciproquement tout au long du XXe siècle. Mais, l’Histoire a voulu, notamment depuis le 19e siècle et je reprends la thèse de Marcel Gauchet, que la nouvelle institution sociale soit l’individu moderne et non plus la civilisation paroissiale. Or, cet individu va faire appel de plus en plus… au religieux, ou plus précisément au spirituel. Et voilà comment le religieux s’immisce dans l’espace public par une porte d’entrée inattendue qu’est la spiritualité, l’intériorité, la quête identitaire de sens de chaque individu.
Propos recueillis par Valentine Serino, Pierre Braun et Matthieu Turpain.
Crédit photo : Flickr, Zeynep
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