Peut-on critiquer la justice en France ?

Dominique Reynié | 10 juillet 2014

10.07.20144Peut-on critiquer la justice en France ?

Tribune publiée dans Le Figaro, le 9 juillet.

Par @DominiqueReynie et @chdevoogd  

Il n’est pas interdit de faire l’hypothèse que la mise en examen d’un ancien président de la République, loin de consacrer l’indépendance enfin acquise de la justice, en soulignerait au contraire l’inquiétante dérive. Mais comment discuter de ce point pourtant crucial ? Le silence sidérant de l’intelligentsia française donne le jour à une situation redoutable : s’il n’y a personne pour interroger la manière dont un ancien président de la République est traité par la justice, en l’espèce Nicolas Sarkozy, celui-ci n’a pas d’autre recours que de se défendre lui-même et d’en appeler à ses plus fidèles soutiens, qui ne sont ni les plus subtils dialecticiens ni de plus sûrs garants de l’indépendance de la magistrature. Dès lors, le piège se referme, entre les protestations du principal intéressé, auquel on reproche aussitôt une argumentation pro domo, et les envolées par nature maladroites et outrancières de quelques amis trop prévisibles car trop militants.

Depuis l’interview de Nicolas Sarkozy, on lit et on assène un peu partout qu’il « est inacceptable de critiquer la justice » ou même les juges. L’affirmation a été reprise au plus haut niveau, puisque Jean-Louis Debré, le président du Conseil constitutionnel lui-même proclame, à l’aide de formules bien vagues : « Quand des responsables politiques commencent, à droite ou à gauche, à s’en prendre aux juges, c’est un des fondements du vivre ensemble, de la République qui est atteint », ajoutant « on peut contester ce qui vous est reproché, on ne conteste pas les fondements de la justice, parce qu’à ce moment-là on conteste la République ». Or, si l’on écoute attentivement l’entretien donné par Nicolas Sarkozy, ou si l’on prend la peine d’en relire le script, on ne trouvera nulle trace de mise en cause des « juges » en général, mais de quelques-uns en particulier et de ce qu’il a pris soin de désigner comme « une partie de la magistrature » ; on ne trouve nulle « contestation des fondements de la justice » mais la critique du choix et des modalités d’une procédure particulière – la garde à vue – et la mise en question de l’impartialité de l’une des deux magistrates devant lesquelles lui a été signifiée sa mise en examen.

D’abord, depuis quand et au nom de quoi ne peut-on plus critiquer les juges ni même la justice dans son ensemble ? Faut-il rappeler que l’on peut parfaitement critiquer un gouvernement, le président, la république, Dieu et même le président du Conseil constitutionnel ? De là suit que l’on doit donc pouvoir critiquer les juges, la justice, ses principes, la manière dont elle fonctionne, parce que la démocratie est le régime de la critique et de la liberté d’opinion que fonde et ordonne la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, clé de voûte de notre Constitution.

Comment admettre que nous accepterions de critiquer le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, tous deux issus du suffrage universel et responsables devant les citoyens, tandis que nous ne pourrions pas discuter et critiquer le pouvoir judiciaire qui échappe au contrôle démocratique ? Nous savons depuis Montesquieu, natif de Bordeaux, que c’est parce qu’il faut combattre les abus sans cesse renaissants de tout pouvoir qu’il faut veiller à les contrôler, à les limiter, à les modérer et que cela passe par « l’équilibre entre les puissances » selon la leçon de l’Esprit des lois. N’a-t-on pas fait, ne devait-on pas faire, le procès des dysfonctionnements de la justice après Outreau ? N’a-t-on pas publiquement mis en cause l’incompétence du juge Burgaud ? N’a-t-on pas entendu monter l’exigence de sanctions ? Jean-Louis Debré lui-même, en juillet 1996, alors ministre de l’Intérieur, n’a-t-il pas apporté un soutien très appuyé au directeur de la Police judiciaire, Olivier Foll, qui avait ordonné à ses hommes de ne pas accompagner le juge Alphen lors d’une perquisition au domicile de Jean Tibéri, alors Maire de Paris ? Et n’est-ce pas François Mitterrand qui avait refusé l’extradition de l’assassin Cesare Battisti qui devait pourtant rendre des comptes à la justice italienne ?

La justice n’a-t-elle jamais été politisée ? Ne l’a-t-elle pas été sous Vichy ? Ne l’a-t-elle pas été à la Libération, souvent d’ailleurs avec les mêmes juges, preuve s’il en faut qu’ils méritent notre vigilance ? Ne l’a-t-elle pas été, par son excessive retenue vis-à-vis des uns et sa sévérité vis-à-vis des autres, sous les deux dernières républiques ? Le Général lui-même ne voyait-il pas en elle une simple « autorité », selon les termes de la Constitution, qui « procédait » comme les autres du Chef de l’Etat ?

Il est évident qu’à d’innombrables reprises la justice a fait l’objet de critiques et même d’attaques de la part de la droite et de la gauche, ce dont témoigne symétriquement le procès des « juges rouges » ou celui d’une « justice de classe ».

Paradoxalement, la question de la fragilité des juges est au cœur de l’affaire qui a valu à l’ancien président une mise en examen, puisqu’elle est fondée sur le soupçon à l’égard d’un magistrat qui aurait tenté d’utiliser des relations politiques pour obtenir une promotion. Que les juges ne sauraient être au-dessus de tout soupçon, c’est donc l’accusation elle-même dans cette affaire qui le suggère.

Le véritable enjeu n’est pas « l’indépendance de la magistrature » mais son impartialité. Invoquer sans cesse la première en la matière confine au sophisme : il y a de meilleures preuves d’ « indépendance » que la poursuite tous azimuts d’un opposant majeur au pouvoir ! Nombreux sont les magistrats qui sont passés en politique au point de se présenter aux élections, et l’on ne devient pas d’un coup d’un seul, candidat d’un parti sans avoir auparavant partagé sa cause, que ce soit à gauche, avec par exemple Eric Alphen, Dominique Barella, président de l’Union Syndicale des Magistrats, devenu conseiller de Ségolène Royal pour la campagne présidentielle de 2007, Eva Joly, candidate à l’élection présidentielle de 2012, ou que ce soit à droite avec, par exemple, le juge Jean-Pierre, le juge Fenech ou… Jean-Louis Debré lui-même.

Ne pouvait-on pas désigner une autre juge que l’adhérente d’un syndicat, le Syndicat de la Magistrature, membre fondateur de l’association ATTAC et dont le lamentable « Mur des cons » vaut à sa présidente une mise en examen ? Comment admettre sans le moindre trouble qu’un ancien président de la République, de droite, se retrouve dans le bureau d’une juge membre d’un syndicat d’extrême gauche qui avait furieusement combattu la politique de ce président, qui n’avait cessé d’exprimer publiquement à maintes reprises son animosité à l’égard de Nicolas Sarkozy et avait officiellement appelé à voter pour François Hollande ? Que dirait-on d’une situation inverse qui verrait un juge connu pour sa proximité avec des milieux d’extrême droite décidant de la garde à vue d’un éminent opposant socialiste, ancien président depuis peu et manifestement désireux de revenir dans la bataille ?

Ce n’est pas dire que l’impartialité des juges est nécessairement faussée, mais que la question est légitime et qu’elle doit être posée, y compris sur le plan judiciaire, ce qui, contrairement à ce qu’on lit partout, ne semble pas possible dans l’état de notre droit.

Quoi que l’on pense de Nicolas Sarkozy sur le plan politique, il est évident qu’il n’a pas été traité comme il aurait dû l’être. Nous sommes heureux de proclamer avec tout un chacun qu’un ancien président de la République est un justiciable comme les autres. C’est nouveau et c’est un progrès. Mais alors pourquoi les mêmes proclament-ils cet impératif, pour immédiatement déplorer les critiques de la justice « de la part d’un ancien chef de l’Etat » ? Pourquoi écarter sa qualité « d’opposant politique » quand il est accusé, pour ensuite la rappeler, mais à charge, lorsqu’il se défend ? Surtout, un « justiciable comme un autre » aurait-il fait l’objet de longs mois d’écoutes téléphoniques « dérivantes », d’une telle multiplication des procédures, de moyens judiciaires et policiers d’une telle ampleur, d’un tel zèle dans les perquisitions, de mise sur écoute de ses conversations avec son avocat, d’un irrespect systématique du secret de l’instruction, etc. ?

Soit Nicolas Sarkozy est traité comme un justiciable ordinaire, soit il subit un traitement singulier. Dans les deux cas, il y a de quoi s’inquiéter sur le fonctionnement de notre justice. Ni le président du Conseil constitutionnel, ni les représentants de la classe intellectuelle n’ont pris la parole pour mettre en garde contre ces redoutables dérives.

Nulle prétention de notre part à juger sur le fond. Nous voulons exprimer notre très vive inquiétude devant les vices criants du débat : déformation des faits et des propos – ce qu’a dit et n’a pas dit l’ancien président ; omission de faits troublants – comme non communication de la partie à décharge du contenu des écoutes – et contradictions de l’argumentaire – comment peut-on encore parler de respect du secret de l’instruction quand les mêmes déversent les dossiers sur la place publique ?

L’inquiétude augmente encore devant une forme d’insouciance et de désinvolture, oscillant entre le « tant pis » et le « tant mieux », à l’égard de pratiques judiciaires potentiellement liberticides. Comme si finalement tout cela n’avait guère d’importance, y compris pour les plus hautes juridictions du pays, y compris pour les gardiens de la Constitution, tant que « l’indépendance de la justice » serait considérée comme consacrée ; et ce au moment même où cette institution semble jouer un rôle politique majeur en pesant fortement sur le contexte des futures échéances démocratiques.

Finalement, il se pourrait bien, que loin de voler au secours de la justice, ces champions de son indépendance, ne soient que les héritiers d’une trop longue et déplorable tradition française qui remonte à l’Ancien régime. Admettons que cette justice soit indépendante : ne doit-elle pas être, dans un Etat de droit, avant tout au service de la liberté ?

Dominique Reynié est directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Christophe de Voogd est chroniqueur du blog « Trop Libre » de la Fondation pour l’innovation politique.

Crédit photo : Galilée devant le Saint-Office au Vatican, peinture de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1847). Musée du Louvre

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