Philosophie de la justice sociale

18 avril 2012

2926874567_028a4d53ac_bAmartya SEN, Repenser l’inégalité, Points, 2012 (1e édition 1992), 318 pages, 8,50 €.

L’égalité, au cœur de toute théorie de l’organisation sociale

En France, la question de la justice sociale est souvent au centre des débats et le prétexte aux discours les plus divers, si ce n’est aux incantations… Plus généralement, la justice sociale est souvent présentée comme un étalon à l’aune duquel toute pensée économique, sociologique et politique doit être considérée. Or, derrière ce concept se cache une notion floue qui regroupe des visions nombreuses et contradictoires. C’est de cette question dont se saisit Amartya Sen dans cet essai où il présente sa propre vision de l’égalité et de la justice.

La renommée de Sen n’est plus à faire : né en Inde, il a étudié l’économie puis la philosophie. Cette double formation explique d’ailleurs sa prédilection pour l’économie du bien-être [i] et la philosophie économique. Sa carrière a été récompensée par le prix Nobel d’économie en 1998. Dans cet essai, qui synthétise sa théorie du choix social et ses idées sur le développement humain, Sen met au cœur de sa réflexion les notions de « modes de fonctionnement » et de « capabilité ». Les premiers sont ce qu’un individu est en mesure de réaliser étant donné ce qu’il possède (se nourrir, circuler librement, accéder à la connaissance, etc.). La seconde est la possibilité effective qu’a un individu de combiner comme il l’entend ces « modes de  fonctionnements ». Selon Sen, l’organisation sociale ne peut se concevoir cette liberté effective des individus.

Pourquoi l’égalité ? Quelle égalité ?

L’argumentation de Sen part de ces deux questions. Pourquoi l’égalité ? Toute théorie de l’organisation sociale qui a subi l’épreuve du temps semble exiger l’égalité : en effet, le raisonnement éthique sous-jacent doit être crédible aux yeux de tous et chacun doit pouvoir se projeter de la même façon dans au moins un espace (revenus, ressources, droits, libertés…) ; cet impératif paraît fort difficile à éviter, en particulier dans une société démocratique. Quelle égalité ? Néanmoins, le domaine d’application de l’égalité peut différer fortement d’une philosophie à l’autre : elle peut concerner les revenus, l’utilité, les ressources, les libertés… Ainsi l’inégalité dans un espace peut être justifiée du moment que l’égalité d’une autre variable est assurée ; de même que pour certains, l’inégalité de revenus peut être acceptable tant que l’égalité des libertés est assurée [ii].

La poursuite du raisonnement rawlsien [iii]

Les travaux de Sen sont une prolongation, en même temps qu’une critique, de la théorie rawlsienne de la justice. Résumée de façon très synthétique, la philosophie politico-morale de Rawls (« la justice comme équité ») peut se décrire comme la combinaison de deux principes : le principe d’égale liberté qui doit être le plus étendu possible et égal pour tous ; et le principe « d’équité » qui recoupe deux conditions : l’égalité des chances et le « principe de différence » selon lequel les seules inégalités justes sont celles qui profitent aux plus défavorisés. Ainsi, le système proposé par Rawls justifie d’une part que la liberté la plus grande soit accordée à chaque individu, s’opposant en cela à une interprétation restrictive de l’utilitarisme, et d’autre part que les inégalités socio-économiques soient réparties de telle sorte qu’elles bénéficient à chacun. Afin d’assurer cette équité, l’égalité des « biens premiers » (revenu, respect de soi, droits civiques, tous moyens utiles pour mettre en œuvre les diverses idées du bien d’un individu…) doit être garantie, et c’est sur ce point que se construit la principale critique de Sen.

Repenser l’égalité

Aux yeux d’Amartya Sen, l’égalité des « biens premiers » ne permet pas d’assurer une liberté effective réelle. En effet, à quoi bon disposer des mêmes droits si l’on ne peut pas en faire un usage similaire ? Le véritable critère pour juger l’inégalité doit être la liberté réelle dont les individus jouissent pour réaliser leurs désirs. Ainsi, si égalité il doit y avoir, elle doit se situer dans le champ des capabilités. Le critère financier n’est qu’un facteur dans le domaine des capabilités avec l’âge, le handicap, le sexe… Selon Sen, il s’agit donc d’assurer l’égalité dans la capacité qu’a chacun de réaliser ses objectifs.

Repenser la pauvreté et les politiques publiques

Ainsi, la pauvreté ne peut se comprendre par une simple mesure monétaire. Elle résulte davantage d’un blocage dans la capacité d’un individu à convertir des ressources en « fonctionnement » ou en « accomplissement » (combinaison complexe de fonctionnements visant à assouvir un principe de vie que s’est fixé l’individu). L’efficacité de la lutte contre la pauvreté ne se dépend pas par des montants mis à la disposition des plus défavorisés mais par l’adéquation des différents moyens qui leur sont alloués avec les besoins de chacun. Les politiques publiques doivent donc se concentrer sur les individus et régler les aides accordées en fonction du manque de capabilité des individus.

Malgré des passages ardus alliant philosophie, microéconomie et logique, cette petite synthèse de la pensée de Sen livre les contours d’une politique libérale humaniste alliant équité réelle et efficacité, individualisation et agrégation, liberté et égalité.

Louis Nayberg

Crédit photo: Flickr, Linda Carrion


[i] On pense notamment à ses travaux sur l’économie du développement et à sa recherche de nouveaux indicateurs pour le mesurer ; travaux qui donneront lieu notamment à l’adoption de l’Indice de Développement Humain par le Programme des Nations-Unis pour le Développement en 1990.

[ii] Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, 1974.

[iii] John Rawls, Theory of justice, 1971.

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