Pique et pique et polémique

21 janvier 2013

SONY DSCPique et pique et polémique

Le chapitre hivernal de la réforme sur « le mariage pour tous » est sur le point de se clore, ayant entrainé dans son sillage nombre de débats houleux dans les familles françaises lors des fêtes et non moins de polémiques sur la scène médiatique et politique. Chacun des deux camps a pu conforter son point de vue et des deux côtés on a manifesté de façon franche, parfois violente, son opinion. La polémique n’est jamais absente de nos grands débats démocratiques ; elle apparaît plus volontiers avec des thèmes profonds qui remettent en cause les fondements symboliques de nos sociétés (mariage gay, immigration, solidarité nationale, etc.) Loin de l’étalage de violence outrancier, des motivations irrationnelles qu’on prête à celui qui l’initie, la polémique a pour but essentiel de redéfinir le partage des valeurs communes et la légitimité d’une certaine interprétation à occuper le pouvoir.

Les entrepreneurs de polémique

Le scénario de toute bonne polémique est assez semblable : un individu qui occupe des fonctions qui l’exposent au regard public commet un acte (ou souvent prononce une « petite phrase ») dont il n’imagine pas a priori la portée. Notre société de l’information, propose un « marché de la petite phrase » qui a toutes les chances de devenir polémique. Les médias en continu ont renforcé la tendance par leur besoin de ces non-événements à potentialité polémique pour entretenir l’illusion d’une actualité tendue, toujours sur le fil, qui captive l’attention et augmente l’audimat.

Cependant, si les médias relayent l’information, la déclaration ou le geste, cela ne suffit pas à en faire une polémique authentique. Il faut pour cela que l’événement soit interprété dans sa portée symbolique par un véritable « entrepreneur de polémique ». Ce seront alors souvent les membres d’une opposition politique, d’associations qui défendent les droits de telle catégorie « visée » par l’événement. En somme, nombre d’entrepreneurs de polémique ont besoin de celle-ci pour se poser dans l’espace démocratique du débat.

En effet sans l’émergence de ces polémiques, ces acteurs politiques (au sens large) n’ont pas assez de prise sur les événements pour diffuser leur message. Une actualité trop lisse, un message éculé et rebattu ne fait pas bonne audience. Il faut rappeler que « polémique » vient du grec « polemos » qui signifie « guerre », « dispute ». La polémique offre alors l’occasion d’un événement qui produit de l’antagonisme, une aspérité événementielle dans une démocratie apathique où les individus ont l’occasion de se raccrocher à ce « duel ». Car l’antagonisme est le moteur même de tout récit, petit ou grand. Et nous raffolons des récits…

Redéfinir l’ordre symbolique

L’acteur politique qui reconnaît un événement ou l’entretient dans le sens de la polémique, peut le faire sans nécessairement y chercher uniquement une tribune pour sa cause. Ainsi certaines associations à vocation sociale sont les représentantes, si ce n’est les dépositaires, des droits de catégories d’individus qui sont atteints, selon elles, par le propos polémique. Ces entrepreneurs de polémique ne font alors que défendre le pré carré de leurs intérêts en agitant le chiffon rouge de la « stigmatisation ».

La polémique a en fait une portée beaucoup plus fondamentale : elle vise à redéfinir l’ordre symbolique de notre société. La démocratie moderne est en effet la reconnaissance de la faiblesse des fondements symboliques du politique : nous ne pouvons pas nous appuyer sur l’idée d’un Dieu transcendant pour légitimer le Prince, ni même sur le concept de « Nature » qui fut son substitut… Aux modernes, il ne reste plus que la légitime « souveraineté du peuple » qui alors s’efforce de chercher son fondement en lui-même.

« Le fondement entre deux chaises » 

Les grands théoriciens du politique, notamment Claude Lefort, voient dans cette affirmation de la modernité l’indétermination même qui gouverne nos sociétés démocratiques. Nous ne pouvons qu’interpréter un ordre symbolique pour légitimer nos actes.

La polémique participe de ce mouvement à un degré plus intense car elle cherche à affirmer l’hégémonie d’une de ces interprétations. La polémique est un acte de pouvoir. La démocratie mesure chaque jour l’arbitraire et la contingence de ses décisions: l’acteur démocratique doit décider à une majorité numérique dans un temps donné. La société démocratique est ainsi condamnée à avoir « son fondement entre deux chaises ». Recourir à la polémique est un moyen de rendre « comme naturel » le fondement de notre dénonciation et ainsi d’orienter en sa faveur la délibération démocratique.

L’hégémonie culturelle

Toute communauté humaine ne peut vivre qu’au travers de référents symboliques (Dieu, la nature, la liberté, l’égalité, etc.) qui justifient et naturalisent ses conceptions comme ses institutions. Toute lutte politique est un combat violent pour la possession du pouvoir instituant. La polémique ne peut naitre qu’en démocratie où la concurrence pour le pouvoir est ouverte. C’est bien pourquoi les deux mots, tout comme le lien essentiel entre les deux, nous viennent de la Grèce antique.

La polémique joue à fond quand il s’agit délégitimer une conception, en pratiquant une violence symbolique. Gramsci, le penseur communiste italien, voyait dans la lutte politique la nécessité d’imposer une « hégémonie culturelle » pour faire triompher sa vision. Le combat politique qui s’achève par la victoire dans les urnes, dans une démocratie bien ordonnée du moins, présuppose une conquête des consciences où doivent triompher certaines représentations culturelles. Le camp victorieux doit imposer la légitimité de ses représentations sociales. Gramsci, qui se situait dans l’opposition au capitalisme, parlait alors d’une « guerre de position » face aux valeurs du capitalisme qui exerçaient une hégémonie culturelle sur la classe prolétaire.

Le monopole des symboles

L’éternelle polémique sur des sujets attendus devient une marotte démocratique, où l’entrepreneur de polémique pratique sa « guerre de position » pour obtenir l’hégémonie symbolique sur des « thèmes de société ».

Ainsi au fil des années, par exemple, certains groupes de lutte « antiraciste » et contre les discriminations se sont appropriés la teneur symbolique du débat pour imposer leurs représentations comme indiscutables. Cette chape symbolique qui pèse dès lors sur les humoristes comme sur les politiques, qui doivent mesurer leurs propos, au risque d’être traduits pour provocation à la discrimination ou à la haine, révèle le déplacement du curseur de l’hégémonie culturelle.

Il est de « bonne guerre » en politique de chercher à imposer ses référents symboliques pour faire triompher sa vision. Cependant dans une démocratie libérale, l’hégémonie d’une représentation – comme le monopole dans l’ordre économique ou le parti unique dans l’ordre politique- pose problème puisqu’’elle tend à nier la pluralité indispensable des opinions à supprimer l’espace de la délibération et in fine à fermer la démocratie elle-même. Il n’y a plus de débat si les entrepreneurs de polémique ont et l’arme rhétorique et l’arme juridique. En démocratie, soulignait Paul Ricœur, « la discussion politique est sans conclusion bien qu’elle ne soit pas sans décision». La polémique reflète donc cet impératif de vitalité du débat démocratique, c’est au contraire quand la société s’accorde de façon unanime sur une interprétation qu’il y a clôture du sens et hégémonie absolue. L’hégémonie devient synonyme d’inquisition.

Les citoyens, en premier lieu, doivent se méfier de la conquête des symboles car elle demeure le moyen le plus pernicieux, entre tous, d’assurer le triomphe d’un despotisme doux. Tocqueville mettait en garde ses contemporains contre la jouissance qui nous fait sacrifier la liberté. De même, on peut craindre que le despotisme des consciences nous prive de notre libre arbitre. À Tocqueville de conclure : « C’est ainsi que tous les jours [le despotisme doux] rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. »

François Dorléans

Crédit photo: Flickr, Vvillamon

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