Polisser la police ?
Fondapol | 09 mars 2012
Didier FASSIN, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris : Seuil, 2011
Des émeutes de Los Angeles en 1992 au soulèvement des banlieues populaires françaises en 2005, ou des villes britanniques en 2011, les explosions urbaines- on disait « émotions » au Moyen-âge- se déclenchent souvent en réaction à des excès policiers considérés comme impunis. Didier Fassin se propose de questionner l’attitude des policiers dans les quartiers, en particulier ceux des brigades anti-criminalité (BAC).
Un terrain limité
Son ouvrage est tiré d’une enquête dont le terrain se limite à un commissariat de police, situé dans une commune périurbaine laissée anonyme. Devançant le reproche de faible représentativité- voire scientificité- du terrain étudié (p.33), l’auteur explique avoir tenté de donner « plus de robustesse » à cette seule enquête en cherchant à observer d’autres commissariats mais les autorisations lui auraient été refusées. On aurait pu dès lors s’attendre à un titre moins généralisateur (« la force de l’ordre », « police des quartiers » et surtout le bandeau du livre : « ce que fait vraiment la police dans les cités »).
Richesse des outils théoriques
Si le terrain d’observation est limité, le cadre théorique est fourni. L’auteur, anthropologue de formation, participe au large mouvement de retournement de l’ethnologie vers notre civilisation. Depuis les années 1970-1980, la discipline, auparavant tournée vers les autres cultures, investit les sociétés occidentales contemporaines et le monde proche : les élections locales, le métro, le monde urbain, le tourisme… Autre source importante, la sociologie et la science politique anglo-saxonnes ont largement défriché la police comme champ de recherche à partir des émeutes urbaines du Watts en 1965. Elles se sont particulièrement intéressées aux interactions entre les forces de l’ordre et les groupes perçus comme marginaux (jeunes, minorités ethniques, pauvres).
De ces travaux, Didier Fassin retient une idée centrale : il existe deux types d’emploi des forces de l’ordre. D’une part, la police de proximité a pour moyen et pour mission l’intégration dans la communauté : c’est le modèle du bobby britannique. D’autre part la police d’intervention a une vision plus militaire de son action, faite de culture du résultat, de contacts plus rugueux avec la population et notamment avec les « marges » de celle-ci. C’est à cette famille qu’appartiennent les Brigades-Anti-Criminalité (BAC).
La BAC : une unité à « part » de la Police nationale ?
La naissance des BAC et leur extension sont directement liées à l’émergence du problème des « banlieues », en langage décodée la délinquance issue des grands ensembles HLM périurbains, dont se sont retirés prospérité économique, classes moyennes et tissu associatif depuis les années 1970. A partir des émeutes urbaines de 1981, la police se retrouve rapidement dépassée, en situation d’affrontement avec des jeunes en situation de marginalisation sociale. La montée de thématiques comme la « tolérance zéro » ou d’un discours assimilant la lutte contre la délinquance à une reconquête des « territoires perdus », favorisera la création d’une nouvelle force de police : les BAC, intermédiaires entre la police en uniforme et les unités d’intervention à l’emploi plus rare (GIPN, RAID, BRI).
La BAC : une zone franche… au sein de la police ?
L’étude de Didier Fassin révèle un fait marquant : au sein du commissariat étudié, les policiers de la BAC semblent bénéficier d’une grande liberté dans leur emploi et leurs missions. De fait, dans les commissariats, de plus en plus soumis à une culture du chiffre et du « rendement » statistique, les BAC apparaissent comme la seule unité à échapper un tant soit peu au contrôle du commissaire et de la hiérarchie policière. Cette autonomie explique-t-elle à elle seule les débordements auquel l’auteur a assisté ?
Une police pour « mater » les banlieues populaires ?
A la différence d’autres forces de l’ordre observées par l’auteur, particulièrement la Gendarmerie nationale ou la police en uniforme, les policiers de la BAC utilisent un langage particulièrement cru.
« Bâtards » , « tas de merde », « ratés », sont autant de qualificatifs pour viser les délinquants avérés ou les suspects, voire les populations de banlieues elles-mêmes. L’auteur pointe du doigt la différence de traitement des jeunes issus de milieux sociaux favorisés, traités par les policiers qu’il accompagne avec un certain respect, et ceux d’origine plus populaire. Pour les mêmes délits, une attitude souvent plus dure est de mise est adoptée à l’égard des enfants de couches populaires et particulièrement des enfants d’immigrés.
Une politique du chiffre contreproductive
Autre reproche majeur de l’ouvrage, la « politique du chiffre », qui vise à classer et évaluer les policiers selon le nombre de délits résolus, déforment immanquablement leur travail. De fait, pour atteindre leurs objectifs quand le besoin se fait sentir, les agents de la BAC recourent aux ILE (infractions à la législation sur les étrangers, autrement dit les clandestins) ou les ILS (infractions à la législation sur les stupéfiants, dans les faits les vendeurs et surtout les consommateurs de haschisch), lesquels gonflent les chiffres d’élucidation de manière artificielle, au détriment d’enquêtes plus longues sur les dealers importants, les cambriolages ou d’autres formes de délinquance plus grave.
Des rapports d’hostilité entre BAC et minorités.
L’auteur dénonce par ailleurs le rapport de la BAC aux minorités. De ce point de vue, l’unité étudiée par Didier Fassin est particulièrement brutale dans son rapport aux Maghrébins et aux Noirs. Dirigée par un chef marqué à l’extrême droite, la brigade décrite dans le livre est composée uniquement de policiers blancs (p.255-256). Cette situation est liée aux choix de recrutement du dirigeant, qui mélange allégrement considérations de sûreté, origine ethnique et solidité du groupe policier.
Les idées xénophobes sont répandues et affichées dans l’unité. Au sein du commissariat, une fracture politique apparaît entre la BAC, regroupant des policiers parfois proches de l’extrême droite, et les autres fonctionnaires de tendance politique plus modérée et plus diverse.
Un ouvrage intéressant mais limité et parfois contradictoire
Les pratiques constatées par l’auteur sont souvent au mieux affligeantes, au pire illégales: discriminations, tutoiement systématique, gardes à vue (GAV) utilisées de manière disproportionnée, usage de la force injustifié, insultes… Certains agissements relatés suscitent un haut le cœur, surtout quand ils visent des jeunes jusque-là calmes et par vengeance, finissent par « basculer » dans la délinquance.
Cependant, l’intérêt de l’ouvrage est limité par sa partialité. Les faits ne cadrant pas avec les conclusions à charge de l’auteur, sont mis de côté. Le comportement de l’unité de la BAC étudiée, dont on peut soupçonner que son extrémisme politique, policier, verbal n’est pas la règle générale.
Ainsi, l’auteur cite un reportage dans lequel une policière se fait agonir d’injure par une adolescente. Jouant l’euphémisme (en parlant « d’évidentes tensions » p.138, entre jeunes de quartiers populaires et policiers), l’auteur évacue en les relativisant les violences de certains jeunes de banlieues populaires contre les forces de l’ordre. Or, nombre des personnels de service public (hôpital, transports, éducation) pourraient témoigner de cette violence verbale voire physique dans certains quartiers de grands ensembles. Mais de ce phénomène, il n’est jamais question dans l’ouvrage.
Victor Haumonté
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