Pourquoi philosopher ?

18 août 2012

[1]. Le troisième aborde la question fondamentale : celle du sens  qui donne à ces cours toute leur saveur et leur inactuelle actualité.

Régénérer un topos : « qu’est-ce-que la philosophie ? »

Jusqu’en 1966 la classe de « propédeutique » désigne l’année de préparation aux licences dans certaines universités. Le terme désigne aussi en tant qu’adjectif quelque chose de propice à l’enseignement. C’est donc une sensibilisation à des nouveaux sujets mais aussi une étape obligée du cursus d’un certain nombre d’étudiants. Phénomène qui a pu entraîner une sclérose de l’enseignement[2].

C’est contre cet état de fait que s’inscrit Jean-François Lyotard en procédant d’emblée à un changement de perspective, en posant non plus la question « qu’est-ce que la philosophie ? » mais « pourquoi philosopher ? ». Il ne s’agit donc plus de donner une définition statique, quand bien même celle-ci eût été possible, mais bien de proposer un cheminement.

Un besoin de philosophie

La philosophie naît avant tout d’une absence. Plus précisément elle naît de la présence de cette absence. Comme la définit Jean-François Lyotard c’est une présence-absence qui est la caractéristique même du désir (en grec le verbe philein veut dire aime mais aussi désirer). Nous sommes loin d’une vision causaliste du désir (un sujet désirant un objet désiré), mais bien dans une vision privilégiant le désir comme présence-absence (je ne désire pas la sagesse parce ce que je sais ce qu’est la sagesse mais en tant qu’elle est justement absente de moi). La spécificité du désir philosophique est d’être un désir qui se prend lui-même comme désir. La force de cette analyse est de poser sur une analytique universelle du désir la spécificité du désir philosophique mais aussi sa capacité à entrer en résonnance avec les préoccupations de tous. La première leçon s’achève sur cette question : « mais pourquoi désirer ? ».

La deuxième leçon démontre la vanité de chercher une origine au besoin de philosopher. En effet ce besoin est anhistorique, il est. Il est l’effort de saisie de l’Un sur le multiple, de saisie du sens. De cette manière, il n’est pas question d’un basculement d’une histoire de la philosophie mais d’une philosophie historicisée. C’est un besoin qui est à chaque fois renouvelé.

La troisième leçon s’interroge quant à elle sur la possibilité d’un discours philosophique. Elle est à mettre en pratique avec la quatrième leçon sur la pratique philosophique. Ces deux leçons montrent, tout d’abord que pour le philosophe, il ne saurait être question ni d’une parole philosophique autonome ni d’une parole philosophique chargé de dire le réel (comme une sorte de langage mathématique). C’est dans la latence du sens qu’il faut chercher la parole philosophique, latence qui invite justement le discours philosophique à ne pas se désintéresser du réel mais à se charger de lui procurer un sens.

La question du sens

Au-delà de ce résumé hâtif qui ne rend pas suffisamment compte des mérites du raisonnement de Jean-François Lyotard, il faut souligner combien la question du sens est présente dans cet ouvrage. C’est d’ailleurs le principal enseignement de ces leçons. La philosophie répond à un besoin fondamental, irrépressible de l’être humain : le désir de sens. C’est d’ailleurs un Jean-François Lyotard encore confiant dans la capacité de dire le sens que présente ce livre. Un philosophe faisant encore preuve d’optimisme. Et un philosophe qui tranche quelque peu dans la tradition rationaliste française, héritière de Descartes, qui cherche à expliquer le réel, par la mise en évidence de « structures » et autres « causes », plutôt qu’à le comprendre, c’est-à-dire  précisément à lui donner sens. Voie privilégiée par la philosophie herméneutique allemande de Dilthey à Gadamer.

Toutefois, il serait malhonnête de cacher la prudence, pour ne pas dire le scepticisme du philosophe sur la capacité de la philosophie à redire le sens. C’est en effet, une entreprise théorique qui ne s’appuie sur aucune Loi, sur aucune révélation mais simplement sur une constante anthropologique susceptible d’entraîner la déception. Concluons avec les mots de Jean-François Lyotard : « vous ne pouvez transformer ce monde qu’en l’entendant, et la philosophie peut bien avoir l’air d’un ornement de bonne famille (parce qu’elle ne produit pas des avions supersoniques ou parce qu’elle travaille en chambre et n’intéresse personne) elle peut être cela, et elle l’est réellement : il reste qu’elle est ou peut-être aussi ce moment où le désir qui est dans la réalité vient à lui-même, où le manque dont nous souffrons, en tant qu’individu ou en tant que collectivité, où ce manque se nomme et en se nommant se transforme ». Retentis alors sa dernière injonction : « En vérité, comment ne pas philosopher ? ».

Jean Sénié

credit photo: Frans Hals 


[1] Corine Enaudeau dans sa préface pose bien le problème : «  pour l’heure, il faut recommencer sans savoir où s’y prendre, parce que l’enfance est, au milieu de l’homme, son « dé-cours, sa dérive possible, menaçante » (selon les mots de 1984). » (p. 11).

[2] Jean François Lyotard, Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF, 2012, p. 21 : « Vous savez que c’est l’habitude des philosophes d’inaugurer leur enseignement par l’examen de la question : qu’est-ce que la philosophie ? Tous les ans dans tous les établissements où elle est enseignée, établie, ceux qui ont charge de la philosophie se demandent : mais où est-elle, quelle est-elle ? »

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