Profession : « prof de banlieue »
Fondapol | 06 juillet 2011
Aymeric Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile, Paris, Gallimard, 2011
Depuis les années 1980, l’univers des quartiers populaires urbains est devenu un élément paradoxal de l’imaginaire national en France. Les banlieues font en effet partie intégrante de cet imaginaire, mais semblent comme reléguées au ban de la société française. La montée de la ségrégation sociale, spatiale, culturelle contribue certes à faire des banlieues des territoires à part…
Dans ce contexte, il est significatif que les récits de témoignage, à la fois de ses habitants ou des professionnels y intervenant remportent un succès croissant depuis les « rodéos » et les émeutes urbaines de l’agglomération lyonnaise en 1981. Militants associatifs, policiers, et surtout enseignants, les auteurs de ces ouvrages consacrés à la banlieue se sont multipliés.
Enseignant de français en lycée, ayant passé trois années au « front » scolaire dans des établissements prioritaires (ZEP) de la banlieue parisienne, Aymeric Patricot enrichit donc, avec cet Autoportrait, une sorte de sous-genre littéraire : le témoignage sur la vie, le monde, la situation, l’atmosphère des banlieues.
Une profession à part (entière)
Le « prof de banlieues » est devenu une réalité à part de l’école française, popularisée ainsi dans deux films au succès en soi révélateur, Entre les murs et La journée de la jupe. L’ouvrage d’Aymeric Patricot s’inscrit pour sa part dans la tradition des témoignages de « profs de banlieue » qui se sont multipliés depuis les années 1990, avec l’aggravation des problèmes du système éducatif dans les quartiers sensibles, notamment au niveau du collège et des ZEP.
Décalage culturel entre enseignants et élèves, violences scolaires (physiques et surtout verbales), usure du personnel, désillusion voire désespoir de jeunes « hussards de la République » jetés dans la fosse aux lions sans qu’ils l’aient toujours choisi… Le récit d’Aymeric Patricot ne diffère point de l’immense littérature déjà existante sur le sujet.
Brillant étudiant (HEC, agrégation de lettres modernes), issu des classes moyennes, il est affecté comme nombre de jeunes enseignants dans les établissements fuis par les personnels, les élèves et les familles qui le peuvent : collèges ZEP des académies des grandes agglomérations, « territoires perdus de la République » pour reprendre le titre-choc d’Emmanuel Brenner. Bardé de diplômes et d’idéaux, l’auteur prend ensuite conscience « sur le tas »- la formation des enseignants étant traditionnellement négligée en France- de la réalité de son métier.
Un récit personnel sur l’expérience enseignante dans les banlieues sensibles
Le témoignage d’Aymeric Patricot est -l’auteur le souligne lui-même- autant un récit qu’un exercice d’auto-analyse.
Ce sont autant les élèves que leurs enseignants qui sont décrits ici, via leurs idéaux, leurs attentes et leurs déceptions. Surdiplômés et sur-sélectionnés (notamment dans les disciplines littéraires) par un concours exigeant, les « profs » perçoivent leur métier à l’aune de cette exigence personnelle. Comment éviter dès lors le choc de la réalité des classes en banlieues ?
Loin d’être une transmission des savoirs, l’enseignement dans les quartiers sensibles est une lutte épuisante pour imposer des règles de civilité, voire d’expression orale qui permettent la vie en société. Face à des enfants à la vie parfois « fracassée » et aux destins sociaux trop souvent fixés -ce dont ils sont conscients- l’enseignant est une figure ambivalente.
Par son origine sociale -voire ethnique-, son langage, sa manière d’être, l’enseignant est un autre, le représentant d’un monde extérieur, vu comme hostile. C’est d’ailleurs souvent le seul autre auquel les élèves ont accès. Dès lors, l’instabilité des équipes éducatives, le turn-over élevé dans les ZEP et la souffrance professionnelle des enseignants ne peuvent étonner. Ils sont le symptôme aggravant d’un mal plus profond, le délitement depuis plusieurs décennies de l’Education nationale dans les zones plus sensibles.
Quelles solutions pour une école plus sereine ?
Un reproche court le long du témoignage d’Aymeric Patricot : le désintérêt de la hiérarchie de l’Education nationale pour les difficultés des enseignants et des personnels.
Moins que l’incivilité des élèves, c’est cette critique qui sourd de l’ouvrage, conduisant d’ailleurs à une forme de repli corporatif des enseignants. Défense du statut, de l’identité disciplinaire et professionnelle : les « profs de banlieue » veulent conserver ce qui peut l’être, craignant que tout abandon puisse signer le déclassement définitif d’une profession qui se sent mal aimée.
Ce sentiment -d’autant plus étonnant que les professeurs restent parmi les métiers les plus respectés des Français- est accentué chez les enseignants de collège. Le « prof de collège » est bien devenu le maillon faible de l’Education nationale. Et le collège une « vaste garderie » et une « gare de triage » pour des élèves déjà désabusés.
Le témoignage d’Aymeric Patricot est poignant : ce qui a constitué la fierté de la République, l’école pour tous, est une institution lézardée dans les quartiers sensibles. Des réussites individuelles aussi réjouissantes ne réussissent pas vraiment à éclairer ce tableau.
Admettre enfin la spécificité de l’enseignant de banlieue ?
Le livre d’Aymeric Patricot, à l’instar des ouvrages précédents, montre une évolution profonde du corps enseignant. Confronté à la dégradation du climat scolaire sans précédent dans certaines franges du territoire national, il aborde des sujets tabous avec une liberté croissante. Conflits ethniques, insécurité, blocage voire perte de sens de la démocratisation scolaire, l’auteur décrit précisément ce qui se cache derrière l’expression sévère de « tiers-mondisation du système scolaire », inventé par un autre « prof », Christian Cogné.
Pourtant, une question n’est pas posée clairement dans l’ouvrage : comment reconnaître la spécificité de l’enseignement en banlieue ? Comment faire en sorte que cette expérience d’enseignement en milieu difficile ne soit pas seulement un bizutage pour (jeunes) enseignants qui souhaitent le quitter au plus vite ?
Le débat actuel sur le projet CLAIR lancé par Luc Chatel (qui vise à renouveler les ZEP) s’intègre largement dans ce questionnement, en reconnaissant que les établissements prioritaires sont spécifiques. Une véritable revalorisation -sur tous les plans- des professionnels intervenant dans l’école des quartiers sensibles paraît être une des solutions urgentes au malaise décrit dans cet ouvrage amer. C’est en tout cas une des pistes qu’on voudrait suggérer, à l’aube d’une campagne présidentielle où la crise du modèle scolaire français ne pourra pas être ignorée.
Victor Haumonté
Crédit photo : Flickr, uMontreal.ca
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