Quand le « Stupid party » se convertit à la réflexion intellectuelle

Fondapol | 17 février 2011

Clarisse BERTHEZENE, Les conservateurs britanniques dans la bataille des idées, 1929-1954 – Ashridge College, premier think tank conservateur, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011.

Centre de formation à la vie citoyenne et think tank avant la lettre, Ashridge College a joué, de 1929 à 1954, un rôle considérable dans l’élaboration de la pensée politique des conservateurs britanniques. Il mena une lutte incessante pour rester indépendant du parti qu’il nourrissait en idées. Au-delà de l’éclairage historique, le travail de Claire Berthézène questionne donc la nature des liens entre réflexion politique et engagement militant.

Le défi posé par la Société fabienne

Au lendemain de la Première guerre mondiale, les conservateurs sont confrontés à la poussée des idées socialistes sur la scène politique britannique. L’élargissement du corps électoral aux ouvriers et aux femmes transforme alors radicalement la vie politique. Groupe de réflexion influencé par les thèses socialistes, la Société fabienne, organisation fondatrice du parti travailliste, a acquis une influence intellectuelle considérable. A l’inverse, les conservateurs manquent de crédibilité dans ce domaine. Ils se revendiquent de la tradition empiriste britannique et rejettent l’abstraction, qu’ils préfèrent laisser aux libéraux ou à la gauche. Cette attitude ne va pas cependant jusqu’à l’anti-intellectualisme. L’inquiétude face à la propagation du socialisme les oblige en effet à s’engager dans la bataille des idées. Cet objectif préside à la fondation, dans la demeure historique d’Ashridge, d’un lieu consacré à l’apprentissage et à la diffusion des idéaux conservateurs.

Ashridge College est également le résultat de l’affirmation des classes moyennes en politique dans l’entre-deux-guerres. La société anglaise voit augmenter rapidement le nombre de ses cadres et de ses fonctionnaires, dont une partie s’investit en politique, notamment dans le parti tory. Un nouveau conservatisme, plus méritocratique, fondé sur la compétence, commence à supplanter le paternalisme traditionnel de la gentry, qui dominait parmi les Tories. Ashridge College traduit cette évolution : il s’agit d’un lieu où les responsables politiques peuvent développer leur expertise et où la naissance compte moins que la compétence.

Ashridge College, ou la formation du citoyen conservateur

Initié par le Premier ministre Stanley Baldwin, fondé en 1929 par Lord John Davidson, alors président du parti conservateur, le Bonar Law Memorial College d’Ashridge poursuit une triple vocation : nourrir le parti conservateur en idées nouvelles, former les militants et les cadres du parti mais également diffuser les connaissances dans le respect des idéaux conservateurs. Cela suppose d’accueillir des étudiants issus du grand public, en particulier des ouvriers. Des bourses qui couvrent à la fois les frais d’inscription et les frais annexes permettent de faire venir à Ashridge des élèves d’origine modeste, dans l’espoir qu’une fois revenus dans leur milieu d’origine, ils diffuseront les idées conservatrices. L’objectif demeure, là encore, de contrer l’influence des idées socialistes.

Au cours des années 1930, des cercles Ashridge essaiment même dans les régions britanniques, en réponse aux réseaux éducatifs que le Labour a développés à travers le pays. L’objectif est de représenter Ashridge College sur tout le territoire, de diffuser son enseignement et de recruter des étudiants.

Vers une doctrine conservatrice cohérente

Conduites par Baldwin, Davidson ou encore Walter Elliot, les réflexions menées à Ashridge College contribuent à l’élaboration de la doctrine conservatrice. Influencée par Burke, elle considère la société comme un organisme unifié qui vit grâce à l’harmonie entre les classes et à la reconnaissance des droits et des devoirs de chacun. Les conservateurs s’opposent aux socialistes et à leur vision classiste mais également aux libéraux, considérés comme individualistes et en contradiction avec l’union nationale étroite que les conservateurs appellent de leurs vœux. A l’opposé de toute idée de lutte des classes, les élèves d’Ashridge College se voient inculquer l’idée de citoyenneté, fondée sur la relation forte entre l’individu et sa communauté.

Telle qu’elles sont formulées à Ashridge, les idées conservatrices s’opposent à toute pensée abstraite et systémique, considérée comme dangereuse, notamment en politique. S’opposant aux socialistes, les conservateurs respectent les liens complexes qui organisent la société civile, s’opposent à tout système d’explication global et optent pour une approche située entre le savoir théorique et la sagesse populaire.

L’Histoire a une importance considérable dans la doctrine tory telle qu’elle est énoncée à Ashrige à cette époque. Pour les conservateurs, l’Angleterre est un produit historique et non un concept abstrait. L’époque médiévale constitue, à Ashridge College, un idéal de référence. Le College est conçu un village féodal, fondé sur la responsabilité mutuelle entre le Seigneur et le peuple, sur la proximité de vie et la solidarité entre individus quelle que soit leur classe. Une historiographie tory est développée à Ashridge en réaction à l’enseignement libéral de l’Histoire qui a cours à l’époque et à l’idée socialiste de lutte des classes. Loin d’être une progression inéluctable vers la liberté ou l’émancipation du prolétariat, l’Histoire anglaise est, selon les conservateurs, faite de contingences et de hasard.

S’il accorde une place centrale à la tradition, le conservatisme d’Ashridge n’est pas pour autant opposé au progrès. L’histoire tory offre l’exemple de figures politiques qui, comme Disraeli, se montrèrent attentives aux conditions de vie du peuple et mirent en place des réformes sociales. Les conservateurs des années 30 sont prêts à assumer le changement pour préserver l’héritage anglais.

La question de l’indépendance vis-à-vis du parti

Pour les militants et certains cadres du parti, Ashridge Collge devrait mettre davantage en avant les positions du parti conservateur. Les dirigeants du College résistent pourtant aux tentatives du parti d’orienter l’enseignement dans les années 30. Une telle évolution les couperait selon eux des modérés et des universitaires qui apprécient l’indépendance du lieu. Ils se donnent comme mission de  poursuivre la vérité par le débat contradictoire et non par l’unanimité a priori propre au militantisme.

Au cours des années 30, Ashridge prend son indépendance financière et organisationnelle. En revanche, des sessions spécialisées pour les militants sont ouvertes. Si la propagande existe à Ashridge College, elle est strictement cantonnée à certain cours. Les dirigeants d’Ashridge n’en oublient pas pour autant que l’enseignement dispensé doit être inspiré par le conservatisme. Il s’agit de transmettre de manière non-partisane un savoir universel à travers le prisme du projet conservateur, fondé sur le patriotisme, les traditions et la prospérité de l’Empire britannique.

Ashridge après la Seconde guerre mondiale

Transformé en hôpital pendant la guerre, Ashridge College est rendu en 1945 à ses propriétaires. Mais la guerre a radicalement transformé la vie politique. En 1946, Stanley Baldwin, associé à la politique d’apaisement conduite à l’égard d’Hitler, démissionne de la présidence du Conseil des gouverneurs d’Ashridge. Les dirigeants du collège ne s’entendent pas avec le nouvel homme fort du parti, Winston Churchill, qui souhaite mettre Ashridge Collge au service du parti. Les querelles avec le parti conservateur sont incessantes jusqu’à la rupture définitive de 1956, qui voit l’indépendance d’Ashridge College réaffirmée. En mal de financement, Ashridge développe dès lors des cours de management, tout en conservant de manière annexe des cours de formation à la citoyenneté. L’institution quitte en partie le champ du politique.

La méthode et les idées formulées à Ashridge College pendant 25 ans ont survécu. Le parti conservateur, après la guerre, met ainsi en place  un think tank (le Conservative Research Department), un centre d’études (le Conservative Political Centre) et le Swinton College, chargé de former les cadres et les militants. Leurs activités sont calquées sur celles d’Ashridge College. L’objectif y est le même : permettre une approche intellectuelle de la politique et la transmission d’un savoir objectif  dans un esprit de sympathie pour le conservatisme.

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