Que faire du charisme ?
Fondapol | 04 octobre 2014
Vanessa Bernadou, Félix Blanc, Raphaëlle Laignoux et Francisco Roa Bastos (dir.). Que faire du charisme ? Retours sur une notion de Max Weber. Presses universitaires de Rennes. 2014.
Par @Marie-EvaBernardMercuri
Terme couramment employé pour désigner une autorité naturelle, « charisme » vient du grec χαρισμα (kharisma : grâce, faveur). Il est défini par Weber comme « une certaine qualité d’une personnalité individuelle, en vertu de laquelle elle est revêtue d’une aura extraordinaire et douée de pouvoirs surnaturels ou surhumains ou tout au moins exceptionnels, inaccessibles au commun des mortels ». L’individu qui la possède est considéré comme un modèle voire un envoyé de Dieu, et par conséquent comme un chef. Mais le charisme tient-il seulement à un don extra-quotidien, ou est-il le produit plus complexe de facteurs multiples (contexte historique, fonction occupée dans la Société…) ? Pourrait-il être une simple illusion construite discursivement[1], par l’homme dit « charismatique » lui-même ou par ses biographes ? Ce sont les questions auxquelles les auteurs de Que faire du charisme ? tentent de répondre en analysant la conceptualisation du charisme dans l’œuvre de Weber[2]. Si la notion est aujourd’hui galvaudée (Hinnerk Bruhns nous met en garde contre les usages non spécifiques du concept qui tendent à en diluer la signification, et à l’inverse contre un emploi trop rigoureux qui conduirait à rechercher des correspondances historiques parfaites aux idéaux-types wébériens), ces auteurs réussissent à lui garder sa spécificité sociologique tout en l’enrichissant d’analyses historiques et politiques passionnantes. Érudite sans être pompeuse, cette étude interdisciplinaire oblige à un autre tempo de lecture que celui auquel nous sommes généralement habitués. La diversité des contributeurs, si elle rend l’ouvrage vivant en permettant une alternance de passages un peu austères, de digressions plus ludiques et d’analyses méthodologiques (la conclusion, en forme d’exégèse de l’ouvrage, revient sur les difficultés méthodologiques rencontrées par les rédacteurs) conduit cependant à quelques redites qui ne gâchent en rien le plaisir de la lecture.
Arrière-plan théologique de la notion
Le terme kharisma n’apparaît pas avant les épîtres de Paul, mais il existe une réflexion antique sur le charisme bien antérieure aux Évangiles. En effet, le mot dérive du noyau sémantique kharis qui a déjà une longue histoire au début de l’ère chrétienne (on le trouve notamment dans les épopées homériques). Plus tard, dans les communautés du christianisme primitif, le mot grec « charisme » désigne un don religieux particulier. Son emploi fut d’abord analysé par Rudolph Sohm (1841-1917), juriste et théologien allemand, pour caractériser la qualité des prophètes de l’Ancien Testament et leur capacité à influencer et à conduire le peuple. Weber reprend ensuite cette notion de « grâce collective » (dans L’Éthique protestante notamment) et lui adjoint des applications nouvelles, dans les domaines sociologique et politique en particulier. Il lui conserve sa connotation irrationnelle et magique, mais abandonne son caractère collectif et désindividualisé[3] au profit d’un lien fort entre attribut charismatique et individualité l’incarnant.
Réinterprétation antiautoritaire du principe charismatique
Si la peur est parfois nécessaire pour asseoir un pouvoir, seule la charis permet d’obtenir une forme d’obéissance volontaire durable en suscitant l’adhésion des dominés. Cet élément est fondamental dans la pensée wébérienne : « Pour que le pouvoir puisse revendiquer avec succès le monopole de la contrainte légitime, il faut une acceptation, une intériorisation de cette légitimité de la part des dominés »[4]. Le principe charismatique de légitimité peut ainsi être réinterprété dans un sens antiautoritaire, dans la mesure où la reconnaissance du chef est considérée comme le fondement de sa légitimité et non plus comme sa conséquence. Dans cette perspective, les élections seraient par exemple une confirmation a posteriori du pouvoir de l’homme charismatique.
Plus largement, Weber consacre une large part de sa réflexion au fondement de légitimité chargé de fournir la « croyance » qui permet à un pouvoir d’être obéi sans employer la force. Dans un système de type gérontocratique par exemple, les sentiments qui fondent l’obéissance des dominés sont l’habitude et le respect de la coutume. Dans un système reposant sur une structure juridique, c’est la « croyance en la légalité des règles arrêtées », et la certitude que ceux qui sont mandatés par les autorités peuvent légitimement attendre d’être obéis. Dans une communauté où les rapports hiérarchiques découlent du charisme de chacun, c’est la « dévotion à l’égard de la vertu héroïque ou du caractère exemplaire d’une personne », autrement dit un rapport émotionnel entre le prophète ou le chef de parti, par exemple, et ses affidés. Quid des démocraties libérales contemporaines ? Elles semblent se situer à la confluence de ces diverses configurations, dans la mesure où elles présentent à la fois des éléments de domination traditionnelle (en France la tradition républicaine et son origine partiellement mythifiée, la Révolution française), de domination légale-rationnelle (importance de l’administration, rôle historique des légistes), et de domination charismatique (via la figure présidentielle). Mais le fondement de légitimité revendiqué par un pouvoir démocratique fait également intervenir une autre dimension absente, du classement wébérien : l’adhésion n’est pas seulement réclamée ici à une tradition, à une structure ou à une personne, mais à l’idée que ce pouvoir est l’émanation et l’organe de la volonté du peuple. Officiellement du moins[5], ce renversement de l’interprétation du fondement de l’autorité va jusqu’à l’effacement de la notion de chef au profit d’une figure de mandataire, voire de serviteur des électeurs.
Charisme, charismes
Nous l’avons déjà évoqué, Weber distingue plusieurs types purs de domination légitime : il s’agit de la domination légale-rationnelle, de la domination traditionnelle, et de la domination charismatique. Mais seule, la logique légale-rationnelle ne permet pas une reconnaissance, une acceptation de la domination par les dominés. Pour qu’elle soit pleinement acceptée, il faut lui adjoindre des justifications individuelles et collectives qui viennent appuyer cette croyance : autrement dit, il lui faut un « esprit ». C’est pourquoi, d’après Weber, « la domination bureaucratique a donc fatalement à sa tête un élément au moins qui n’est pas purement bureaucratique ». Cet élément peut être de nature traditionnelle (comme c’est le cas dans les monarchies constitutionnelles), ou de nature charismatique, et constitue le fondement invisible de la domination légale-rationnelle. C’est ici qu’intervient la notion de « charisme de fonction », c’est-à-dire, d’après J.P Heurtin, un charisme sécularisé découlant de l’exercice d’une charge publique. Arrêtons-nous sur cette dernière notion. Rudolph Sohm[6] différenciait déjà un charisme personnel accordé par Dieu à des enseignants aux temps originaires du christianisme, et un charisme de fonction reposant sur l’exercice d’un office sacerdotal caractéristique de l’époque ultérieure du développement de l’Église. Weber reprend à son compte la thèse d’une transformation du charisme pur en charisme de fonction, c’est-à-dire d’une sécularisation du charisme personnel. Ce charisme quotidianisé ne repose plus sur une « génération permanente », une immédiateté de la relation entre un chef révocable à tout moment et ses disciples, mais découle d’une charge publique. Il apparaît comme l’opérateur du passage à la bureaucratie.
Le charisme, force motrice du changement social ou conséquence de ce changement ?
Dans ses travaux, Weber confère au charisme une nature essentiellement révolutionnaire. Ce dernier serait une force motrice du changement social, comme en atteste la réflexion que l’auteur livre dans Le Judaïsme antique, où il oppose les prophètes charismatiques qui exercent la magie de façon non rémunérée, et les magiciens professionnels qui dépendent d’une clientèle royale. Les prophètes, qui ne craignent pas d’annoncer des mauvaises nouvelles, représentent une rationalité critique, autonome par rapport aux autorités. En ce sens, l’homme charismatique déploie une énergie novatrice qui bouscule les dogmes sclérosés. De plus, il oblige ses adeptes à prendre parti, à se déclarer individuellement au lieu de se retrancher derrière la « grâce ritualiste traditionnellement accordée par les prêtres ».
Cependant, cette nature révolutionnaire est contrebalancée par le fait que le charisme peut aussi être le fruit de configurations extérieures inhabituelles, soit un effet d’une situation révolutionnaire (et non plus sa cause). En effet, il semblerait que dans des situations d’adversité ou d’allégresse extrêmes, l’espérance se cristallise sur certaines personnes dotées de qualités exceptionnelles : prophètes, chamans, héros guerriers…, voire sur des personnes qui ne présentent pas de qualités particulières, mais deviennent le point de convergence des attentes d’un groupe à un moment donné. De ce point de vue, le cas du président argentin Nestor Kirchner dans l’Argentine du début des années 2000[7] est assez parlant : ce péroniste, gouverneur de la petite province de Santa Cruz et soutenu tardivement par Duhalde, remporte la présidentielle par défaut, après la défection de son adversaire l’ex-président Carlos Menem. Méconnu sur la scène internationale, cet outsider politique va cependant déjouer toutes les prédictions en se maintenant à la tête de l’État et en réussissant à rallier à sa cause une large part du monde politique et de la population. La configuration conjoncturelle inédite semble avoir fait de lui « l’homme de la situation ».
Puritanisme, christianisme orthodoxe russe, compassion bouddhistes : 3 modèles anti-charismatiques
La question du charisme est posée par Weber dès L’Éthique protestante, mais elle est abordée par son versant négatif. Trois mouvements en particulier ont dénoncé les risques des relations fondées sur l’obéissance à des personnalités charismatiques. Le puritanisme d’abord, qui considère comme une faute religieuse la croyance dans le caractère exceptionnel de certains êtres et dont les membres dénoncent une « idolâtrie de la créature ». En effet, l’attachement puissant à des êtres humains (nécessairement pécheurs) menace de concurrencer le respect dû à Dieu seul. Une autre forme de résistance au charisme moins absolue est désignée dans l’œuvre de Weber par l’expression « acosmisme de l’amour ». Cette deuxième alternative a deux variantes principales : le christianisme orthodoxe russe et le bouddhisme Mahayana. Alors que le charisme est fondamentalement attaché à un individu, ces formes de rejet mettent l’accent sur la dimension impersonnelle des liens sociaux. À la différence de la doctrine puritaine, qui correspond, finalement, à un rejet de toute forme d’amour autre que l’amour pour Dieu, ces courants prônent le développement d’un intérêt généralisé envers le genre humain, un « sentiment typiquement mystique de fraternité, de miséricorde et de compassion envers toutes les créatures » (la « compassion » bouddhique, ou « l’amour du prochain » orthodoxe)[8].
Démocratie plébiscitaire et césarisme
L’application du concept de charisme aux réflexions sur la démocratie est particulièrement intéressante. Weber accorde une attention toute particulière aux formes intermédiaires de démocratie qui gardent une part de domination via l’ascension de leaders charismatiques (le « tournant césariste » qu’il appelle de ses vœux dans les États de masse). C’est par l’expression « démocratie plébiscitaire » qu’il désigne cette forme institutionnelle qui consiste en une personnalisation du pouvoir dans le respect des formes juridiques existantes, pour compenser une bureaucratisation impersonnelle et permettre une « activation des masses ». Cependant, si le césarisme se limitait à une obéissance aveugle du peuple à un petit nombre de leaders charismatiques, on ne concevrait pas que l’auteur en attende un supplément de démocratie. Aussi convient-il d’analyser la thèse wébérienne à l’aune de cette citation : « c’est […] cet aspect césariste qui garantit qu’un certain nombre de personnalités assument, face à l’opinion publique, la responsabilité qui se diluerait complètement dans une assemblée gouvernant en grand nombre ». Par le biais du plébiscite notamment, le peuple peut demander des comptes à ceux qui le dirigent, et donc les contraindre à la responsabilité. Cette notion de responsabilité est extrêmement importante pour pallier les dangers de l’introduction de personnalités charismatiques dans un agencement institutionnel, méfiance d’autant plus fondée que le concept wébérien de chef charismatique a parfois été appliqué à Hitler[9].
Le compte-rendu ici réalisé est nécessairement partiel, tant l’étude qui nous intéresse est complète et précise. Elle permet de mieux comprendre un auteur dont les traductions en Français présentent souvent des faiblesses, et a le mérite d’utiliser les idéaux-types wébériens pour ce qu’ils sont : « [des] outils de précision et de clarification, et non un sésame interprétatif ou une catégorie réifiée qu’il s’agirait de rétroprojeter » sur le monde grec[10], César, ou la fondation de l’Église évangélique allemande en 1817. La question cruciale n’est donc pas de savoir si Weber aurait considéré tel ou tel système comme une incarnation exacte du concept de domination charismatique, mais dans quelle mesure les outils théoriques qu’il nous propose peuvent être utiles pour l’analyse de situations empiriques très diverses.
Crédit photo : Marc Nozell
[1]Les auteurs s’inspirent sur ce point de l’analyse de Nathalie Heinich à propos de Van Gogh, qui soulignait que le « processus d’héroïsation après coup de l’artiste est constitutif de la reconstruction biographique, qui n’invente rien mais insiste, met en évidence, gomme, retouche. »
[2]et notamment Wirtschaft und Gesellschaft, en Français Économie et société.
[3] Dans les écrits pauliniens, le charisme échoyait sous forme de grâces diverses aux membres d’une communauté chrétienne en tant que communauté
[4]Weber F., Max Weber. Les textes essentiels, Paris, Hachette, 2001
[5] Weber semble sceptique sur la réalité du « service » au peuple : pour lui, la légitimation à partir de la volonté des dominés relève essentiellement du discours et de la rhétorique. La domination n’est pas éliminée, elle est simplement rendue invisible.
[6] Dans Kirchengeschichte im Grundriss (1887) et surtout Kirchenrecht (1892).
[7]L’Argentine fait face en 2001 à une faillite économique (gel des avoir des épargnants, multiplication de monnaies provinciales, etc.) et morale (corruption chez les représentants politiques, népotisme, féodalisation de nombreuses instances judiciaires).
[8] Ce que Baudelaire désignait par « la sainte prostitution de l’âme » qui se donne au « premier venu » plutôt qu’à une personne en particulier. Ce sentiment est aussi fréquent dans la littérature russe (Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Guerre et Paix de Tolstoï).
[9] Dès le début des années 1940, l’historien Franz Neumann et le sociologue Hans Gerth, avaient analysé le NSDAP et le régime national-socialiste comme une forme mixte de domination charismatique et de domination bureaucratique moderne. La question du « charisme » d’Hitler est cependant discutée : existait-il une relation spontanée, immédiate, entre le peuple et lui, ou cette relation n’était-elle que le produit d’une mise en scène (via le film de Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté, par exemple), comme le suggère Herbst ?
[10]Vincent Azoulay nuance l’analyse de Weber sur le cas de Périclès, roi victorieux à l’époque hellénistique. Pour le premier, l’autorité de Périclès était d’essence charismatique, dans la mesure où elle reposait non sur les lois ou la tradition, mais sur la séduction. Si l’on en croit Thucydide (II, 65), Périclès « tenait la foule, quoique libre, bien en main ». Pour le second, qui s’appuie notamment sur J.Finley, l’autorité de Périclès ne saurait se rapporter au seul type charismatique, et ce pour de nombreuses raisons. D’abord, jamais les citoyens ne s’en remirent à leur chef comme des disciples à un prophète, et son charisme fut contrebalancé par le cadre légal-rationnel qui encadrait l’exercice de son autorité. Ensuite, le discours anti-autoritaire de Périclès visait à placer tous les Athéniens sur un pied d’égalité, de façon à limiter le poids du prestige individuel, le sien compris. Enfin, le stratège n’aurait jamais été soutenu par les Athéniens s’il avait proposé des mesures contraires à leurs intérêts, et ses talents oratoires allaient toujours de pair avec le souci de contenter le peuple. En d’autres termes, l’ascendant de Périclès se rapproche du charisme situationnel : il sut devenir le point focal des attentes du peuple au cours d’un processus graduel entre 450 et 443 avant JC.
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