Redécouvrir Las Casas
Fondapol | 14 août 2012
Bartolomé de Las Casas est familier au lecteur grâce à l’ouvrage de Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, et à l’adaptation cinématographique réalisée par Jean-Daniel Verhaeghe, sur le scénario du même Jean-Claude Carrière, et servie par des acteurs de légende comme Jean-Pierre Marielle, Jean-Louis Trintignant et autre Jean Carmet.
Toutefois, au-delà de cette vision héroïque, il convient de se pencher sur l’œuvre intellectuelle du dominicain pour la resituer dans son contexte et éviter l’anachronisme.Il a en effet composé plusieurs ouvrages, parfois volumineux, pour traiter de questions aussi diverses que la conversion des Indiens, la confession des conquistadors, la répartition des terres, la prééminence du droit sur la force, la souveraineté, etc. Luis Mora-Rodriguez se penche sur l’aspect politique de l’œuvre de Las Casas. Il faut d’ailleurs préciser qu’il n’étudie pas l’inscription de Las Casas dans les débats de l’époque (domaine de la politique) mais sa seule contribution à la philosophie politique (domaine du politique). Le problème de cette approche est de s’exposer à l’accusation de téléologie et d’anachronisme : à trop vouloir souligner la modernité du discours anticolonial de Las Casas, on risque de passer à côté du contenu effectif du message.
Les institutions de la domination
Luis Morena Rodriguez revient dans un premier temps sur l’élaboration d’institutions (requerimiento, repartimiento, encomienda). L’analyse de la réflexion de Las Casas portant sur ces structures permet de dégager une critique sur la progressive déviation du concept de domination et de son corollaire, la souveraineté.
Le pouvoir exercé par les Espagnols sur et contre les Indiens s’exerce dans des cadres de domination qui empêchent l’instauration d’un véritable gouvernement. Seule règnent la force et l’injustice à travers des pseudo-règlements. La démonstration de Las Casas revêt une puissance toute particulière parce qu’elle montre la profonde iniquité d’un système qui se veut, et entend s’afficher, comme juste.
Les fondements de la domination
La domination s’enracine dans une vision du monde fondée sur la guerre. L’état anomique généré par la conquête crée une situation de conflit permanent. Les Indiens sont traités par les Espagnols comme des ennemis, des hostes, susceptibles par là-même d’être légitimement conquis et soumis.
La « bonne conscience européenne » qu’identifie et dénonce Las Casas provient de justifications élaborées par des discours (historiques, pseudo-scientifiques, pseudo-philosophiques) qui relèvent avant tout de la sophistique. L’européocentrisme que déplore, avant la lettre, le dominicain apparaît comme un cache-sexedes ambitions et des désirs de conquête européens. Il faut donc mettre à bas les discours élaborés par les conquérants pour retrouver la réalité de la vie des Indiens. Las Casas nous invite à tirer les leçons de l’expérience. Il se fonde tant sur l’histoire de la colonisation que sur l’observation des conditions de vie réservées aux Amérindiens dans les encomiendas. Il y a dans la pensée de Las Casas une attention toute particulière au corps et au traitement qui lui sont réservés. En cela, il témoigne bien de la nécessité de réviser la périodisation retenue par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur la naissance du « biopouvoir » (le philosophe insiste sur le XVIIe siècle européen).
Il faut ici d’ailleurs montrer que pour Las Casas le projet de la conquête des Amériques tel qu’il s’élabore dans la première décennie du XVIe siècle tend à desservir l’objectif primordial imposé par la conquête du nouveau monde : la conversion de nouveaux peuples au catholicisme. C’est donc pour sauver l’entreprise d’évangélisation qu’il propose une forme alternative de souveraineté ou plutôt une forme non dévoyée de souveraineté.
Les remèdes à la domination
Las Casas évolue dans les propositions qu’il émet contre une colonisation excessivement violente. Il commence par proposer de renforcer l’autorité des souverains Très Catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon puis Charles Quint et Philippe II).
Devant les résistances rencontrées par ses propositions sur le terrain, il innove en promouvant une vision quasi-fédérale de l’Empire espagnol, rendue cohérente par le soubassement catholique de l’ensemble des provinces le constituant. C’est ainsi qu’une œuvre de compréhension importante des mœurs, des coutumes mais aussi des droits des Indiens doit être mise en place. Il s’agit toujours de servir au mieux l’évangélisation des peuples amérindiens. Gare donc à une lecture « droits-de-lhommiste » qui serait anachronique, même si les droits de l’homme trouvent dans cette œuvre une part de leurs origines.
Les dangers du « grand homme »
Cette étude présente donc un intérêt indéniable pour étudier dans leur gestation des concepts fondamentaux pour la philosophie politique comme la domination, la souveraineté, le gouvernement. On retrouve d’ailleurs dans la réflexion de l’auteur l’empreinte de Michel Foucault. Néanmoins la vision proposée par le dominicain d’aujourd’hui sur le dominicain d’hier est partiale. Il présente Las Casas comme un apôtre de la tolérance tenant des discours d’une extrême lucidité, tant sur la réalité des exactions commises que sur leur signification. C’est ici que l’on peut s’interroger sur les risques que comporte une réflexion philosophique désincarnée. En effet, Las Casas semble, sous la plume de Luis Mora-Rodriguez, tenir un propos « déshistoricisé » qui reflète une critique, pour ainsi dire, intemporelle de la colonisation et de ses méfaits. C’est sur cette « modernité » ou plutôt cette actualité toujours renouvelée des œuvres de Las Casas qu’il faut s’interroger.
Il est indéniable que le dominicain a proposé une autre voie à la colonisation espagnole. C’est tout le mérite du livre de Luis Mora-Rodriguez de faire resurgir cette élaboration politique. Toutefois, il est dommageable que cette « résurrection » ait besoin de s’effectuer au détriment des conquistadors (il ne s’agit pas ici de défendre une quelconque « colonisation positive » mais de restituer toute la complexité des grandes découvertes et des premières rencontres entre Européens et Amérindiens), de la papauté (présentée comme une institution fantoche, déconnecté de tout pouvoir réel), de la royauté espagnole.
A la lecture du livre on ne peut qu’être frappé par la « préscience » prêtée à Las Casas, laquelle confine parfois à l’impossible, notamment dans la connaissance quasi exhaustive qui serait la sienne, aussi bien des problèmes de la colonisation que de leur solution. Finalement, le livre pose un problème réel : savoir quelle part est vraiment issue de la réflexion de Las Casas et laquelle provient plutôt de Luis Mora-Rodriguez…
Jean Sénié
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