Réinventer le travail

19 février 2014

ampouleRéinventer le travail

Dominique Méda et Patricia Vendramin, Réinventer le travail, PUF, coll. « Le Lien social », 2013, 264p, 19,50€.

Comprendre quelle est la place accordée aujourd’hui par les Européens à la « valeur travail », telle est l’ambition du présent ouvrage. Au terme d’enquêtes européennes et internationales, réalisées pour l’essentiel entre 2006 et 2008, les résultats montrent que les individus attendent beaucoup du travail : pouvoir d’achat, réalisation de soi, relations sociales, acquisition de savoir-faire… Selon les auteurs, ces espérances élevées se heurtent aux défaillances structurelles du marché du travail, justifiant ainsi l’urgence politique de « réinventer le travail ».

Une approche multidimensionnelle

Mêlant sociologie empiriste et compréhensive, démarche théorique et historique et approche générationnelle, la méthode se veut complète. Même si la comparabilité des enquêtes s’avère parfois problématique, des hypothèses d’interprétation ont pu être dégagées. Sur la base de données quantitatives, les auteurs mettent ainsi en évidence des modèles types de rapport au travail. En fonction des trajectoires et attentes individuelles, le travail représente alternativement une contrainte à vivre positivement, un simple moyen de gagner de l’argent, un support au développement personnel ou une véritable pierre angulaire de l’identité.

Des spécificités culturelles

L’intérêt du livre est également de mettre l’accent sur l’hétérogénéité qui caractérise les Européens dans leur rapport au travail. Le rôle déterminant des « effets pays », c’est-à-dire de spécificités culturelles propres à chaque nation, est bien souligné par les auteurs.

Par exemple, deux groupes se distinguent : d’une part, les pays d’Europe du Nord, comme l’Irlande, le Royaume-Uni ou le Danemark, où une partie significative de la population considère le travail comme peu ou pas important ; et d’autre part, les pays d’Europe continentale et du Sud, comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne et la France, où, en 2008, 60 à 70 % de la population perçoit le travail comme très important.

Des modèles nationaux se dégagent : les Etats-Unis, où prévaut la logique horizontale du marché ; l’Allemagne, où la profession est assimilée à une communauté ; et la France, structurée verticalement par des rangs où s’opposent travails noble et vil, et où prime une « logique de l’honneur » accordant une place prépondérante au travail.

De telles variations s’expliquent surtout culturellement. Prenant le contrepied des analyses de Max Weber, Dominique Méda et Patricia Vendramin estiment ainsi qu’un clivage entre pays protestants et pays catholiques se dessine. En effet, le travail semble aujourd’hui moins important dans des nations de culture protestante, à l’instar de la Grande-Bretagne ou le Danemark, alors qu’il est perçu comme fondamental dans des pays catholiques, comme l’Italie ou l’Espagne.

Le « paradoxe français »

Au sein de l’Europe, l’Hexagone se distingue par un paradoxe : 92 % des Français jugent le travail important, mais ils sont 65 % à souhaiter que celui-ci prenne moins de place dans leur vie. Dans le même temps, en 2005, près d’un tiers de la population souhaitait « travailler plus pour gagner plus », contre seulement 20 % en 1997.

Plusieurs hypothèses explicatives sont alors avancées. Il existerait un fort malaise au travail en France, de sorte que les relations professionnelles seraient si dégradées que les individus souhaiteraient réduire la place du travail. Et de fait, dans la société française, le dialogue social reste encore marqué par une dimension conflictuelle, contrairement à l’Allemagne ou aux pays scandinaves.

De même, conséquence de son intensification, le travail semble vécu comme une activité génératrice de mal-être et de stress. S’ajoute la crainte de perdre son emploi, dans un contexte de chômage de masse, qui a pour effet paradoxal de renforcer l’importance accordée au travail par les Français : « plus l’emploi est incertain, plus ce dernier acquiert de l’importance », selon les auteurs.

Face à ce malaise français, des solutions politiques et sociales doivent être apportées. Ainsi, les auteurs suggèrent de développer une politique européenne de protection du travail. Opposées à la flexibilité du travail, elles ne pensent pas qu’une « flexisécurité » à la française puisse répondre aux attentes des Français. Pourtant, à cet égard, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi semble aller dans le sens d’une meilleure protection de l’emploi. Mais seule une lutte efficace contre le chômage pourra rassurer durablement les travailleurs, et notamment les plus jeunes.

La génération Y face aux défaillances macro-économiques

Le rapport au travail des différentes générations est mis en perspective historique, des « baby-boomers » à la génération Y d’aujourd’hui – baptisée « baby-losers » – en passant par la génération X apparue au début des années 1980. Ainsi, un paradoxe frappe le lecteur : la génération actuelle est la plus qualifiée dans l’histoire, et pourtant c’est aussi celle la plus soumise à la précarité de l’emploi et au chômage de masse. Autant d’enjeux propres au contexte socio-économique actuel dégradé.

Se pose dès lors le défi politique de répondre aux attentes très fortes exprimées par les Européens, en surmontant les transformations, bouleversements et segmentations du marché travail. Car réinventer le travail, c’est avant tout prendre au sérieux les attentes des individus, notamment des jeunes et des femmes, à l’égard du travail. Selon les auteurs, cela passerait par une transformation des modes de production, en améliorant les rapports professionnels et les conditions de travail. En effet, les impératifs économiques de productivité, de rentabilité et de flexibilité seraient source de malaise au travail, d’insécurité sociale et de stress. Les nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT), comme le télé-travail, ne faisant qu’amplifier ces phénomènes. Ceci étant, ces critiques ne sont pas assorties de proposition alternative concrète des auteurs.

Un ouvrage politiquement engagé

Relativement hostile à la « doxa néolibérale », et frôlant bien souvent l’antilibéralisme dogmatique, la réflexion des auteurs semble fondamentalement influencée par les théories de Karl Marx, à qui il est fait référence à plusieurs reprises. Pourtant, une approche pragmatique des problèmes sociaux liés au travail serait souhaitable. Ainsi, les réformes Hartz menées par Gerhard Schröder en Allemagne, au début des années 2000, sont sévèrement critiquées.

De même, le problème du coût du travail n’est pas abordé, alors qu’il s’agit manifestement d’un frein à l’emploi, et donc d’une source de chômage. Tant et si bien qu’une prise de conscience émerge en France, y compris de le part de syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT), suite à l’annonce au début de l’année 2014 du lancement du « pacte de responsabilité » par le président Hollande. Cette question aurait mérité d’être traitée dans le présent ouvrage.

En réalité, prévaut ici une approche sociologique du travail. Le lecteur pourra parfois ressentir un manque de mise en perspective économique. De fait, Dominique Méda est inspectrice générale des affaires sociales (IGAS) de carrière, et est avant tout sociologue, tout comme Patricia Vendramin. Cela explique le choix de cette démarche théorique adoptée par les auteurs, qui semble en partie incomplète sur le plan scientifique.

Au cœur du contexte européen et français actuel, Réinventer le travail permet en somme de mesurer pleinement les attentes posées sur le travail. Si les auteurs ne cachent pas leurs prises de position politiques, elles apportent toutefois une contribution incontournable à la réflexion sur le travail. Aux acteurs syndicaux, patronaux et politiques de s’en saisir, pour améliorer efficacement les relations professionnelles et, in fine, faire vivre la « valeur travail ».

Alexis Gibellini

Crédit photo: Flickr:  Renaud Camus

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