Réussir la transition numérique de l’Etat : l’exemple estonien
Antoine Picron | 29 mars 2017
La suspension, pour des raisons de sécurité, du vote électronique pour les Français de l’étranger lors des prochaines élections législatives, tout comme la condamnation de la plateforme de transport collaboratif Heetch par la justice le 2 mars 2017, sont parmi les nombreux exemples qui illustrent l’impuissance de l’Etat français à appréhender les bouleversements provoqués par la révolution numérique. Dans d’autres pays, la transition numérique de l’Etat est – presque – un long fleuve tranquille, une opportunité dont les pouvoirs publics ont bien compris l’intérêt. L’Estonie en est un exemple remarquable.
Selon le « digital index and economy market » réalisé par la Commission européenne, en 2016 l’Estonie se classe deuxième juste derrière la Finlande parmi les Etats membres de l’Union européenne en matière de e-services publics[1]. Si une telle position peut surprendre pour un pays dont seulement 50 à 60 millions d’euros sont affectés par an au développement du e-gouvernement[2], il n’y a pourtant rien d’étonnant à cela. Plus que d’argent public – le programme de e-gouvernement Russe aurait coûté plus de 90 millions de dollars en 2014 pour un résultat très mitigé[3] – la réussite de la transition numérique de l’Etat exige un travail de fond et de long terme.
En Estonie, la révolution numérique a été anticipée et provoquée par le politique de concert avec l’administration. Dès les années 1990, l’Etat estonien s’est engagé pleinement dans la transition numérique y voyant le moyen d’acquérir un avantage compétitif vis-à-vis de pays face auxquels il ne pouvait rivaliser au sortir de son indépendance. Grâce à une politique du numérique volontariste, l’administration estonienne a entrepris la dématérialisation de la plupart de ses services publics sous la forme d’une architecture décentralisée, la « X-Road », qui permet d’assurer la protection des données des utilisateurs. Par l’intermédiaire de leur seul numéro ID de leur carte d’identité, les citoyens estoniens peuvent accéder à plus de 500 e-services dont le vote, la déclaration et le paiement de l’impôt en moins d’une heure ou encore l’accès aux ordonnances médicales[4]. Mais la transition numérique de l’Etat estonien ne s’arrête pas à la seule dématérialisation des services publics, elle procède aussi d’une réflexion sur le rôle de l’Etat dans l’économie numérique.
Les entrepreneurs estoniens n’ont pas à se battre contre un Etat résigné à l’immobilité, contre une administration réfractaire à toute transformation et contre une société étouffée par un cadre réglementaire inadapté.
Plutôt que d’intervenir par le moyen d’arbitrages maladroits entre des acteurs traditionnels désireux de conserver leur pouvoir de marché et l’émergence d’acteurs disrupteurs, l’Etat estonien s’est lui-même adapté. Face à l’émergence de l’économie collaborative par exemple, au lieu d’interdire ou de tricoter de nouveaux statuts toujours plus complexes, l’administration estonienne a été la première à conclure un accord avec la plateforme Uber ayant pour objet la transmission automatique des données relatives aux revenus des chauffeurs – sous réserve de l’accord du chauffeur – à l’administration fiscale.
En outre, confronté à un marché intérieur limité, l’Estonie s’efforce de renforcer son attractivité en simplifiant la vie des entrepreneurs. Il est ainsi possible d’enregistrer sa société ligne en moins de 20 minutes, d’utiliser une signature électronique pour la plupart des documents administratifs[5] et les non-ressortissant estoniens ne résidant pas en Estonie peuvent gérer leur entreprise directement depuis l’étranger par l’intermédiaire de l’e-residence, une application lancée en 2014 par le gouvernement estonien qui permet d’avoir accès aux e-services non liés à la citoyenneté[6].
Il n’y a pas en soi de « miracle » estonien. Si cette ex-république soviétique d’1,3 millions d’habitants peut aujourd’hui se targuer d’être le pays européen disposant du plus grand nombre de start-ups par habitant[7] et d’avoir donné naissance à des pépites qui ont aujourd’hui acquis une envergure internationale telles Skype et Transferwise, c’est car sa transition numérique ne se réalise pas contre ni malgré les pouvoirs publics mais avec et grâce à la mutation entreprise par l’Etat. Dès lors, espérons que l’Etat français n’ait pas à atteindre un point de non-retour pour comprendre que s’il veut faire de la France une véritable puissance numérique, il doit d’abord opérer sa propre transformation.
[1] Digital Single Market, DESI composite 2016, site consulté le 21 mars 2017 Lien
[2] Bloomberg, Envying Estonia’s Digital Government, 4 mars 2015
[3] Bloomberg, Envying Estonia’s Digital Government, 4 mars 2015
[4] e-estonia, Facts, Lien
[5] e-estonia, e-business register, site consulté le 21 mars 2017 Lien
[6] e-estonia, Estonian e-Residency, site consulté le 26 mars 2017 Lien
[7] e-estonia, Facts, site consulté le 21 mars 2017 Lien
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