Rifkin philosophe de l’histoire

02 novembre 2012

Dr._House_caricatureJérémy Rifkin,  Une nouvelle conscience pour un monde en crise / Vers une civilisation de l’empathie, Paris,  Babel, septembre 2012,  893 pages,  13.70 €.

Deux livres (ou plus) en un

Il faut une audace certaine pour proposer aujourd’hui une « interprétation nouvelle de l’histoire de la civilisation » centrée sur « l’influence déterminante » qu’aurait eue l’empathie dans son développement[1].

Si la démonstration par Rifkin de la montée en puissance de l’empathie au cours des deux derniers millénaires est souvent pertinente, elle est cependant beaucoup moins novatrice que l’auteur feint de le croire[2].

Surtout, à cette première perspective, l’auteur mêle sans convaincre une autre historiographie, mesurant le développement historique de l’humanité à l’aune de la dépense entropique des civilisations. Rappelons en quelques mots qu’on appelle « entropie » la dégradation inévitable de l’énergie dans un système physique, le passage inexorable du chaud au froid, ou de l’ordre au désordre, selon le principe découvert par Carnot et Clausius, co-fondateurs au XIXe  siècle de la physique thermodynamique.

D’un bout à l’autre du très (trop ?) volumineux ouvrage de Rifkin, les deux regards s’entremêlent et se croisent, sans que l’on soit jamais réellement persuadé du bien-fondé de cette conjugaison.

Anthropologie de l’empathie

 La première partie du livre, intitulée « Homo empathicus », apprendra beaucoup aux non spécialistes sur quelques-unes des grandes avancées récentes de la biologie, de la découverte des neurones miroirs aux expériences édifiantes conduites sur les grands primates. A leur lumière, on ne pourra que partager la thèse de l’auteur, selon laquelle la plupart des philosophes de l’histoire ont été aveugles à la dimension émotionnelle de l’être humain.

 

L’ambition d’une nouvelle philosophie de l’histoire

Dans une seconde partie, Rifkin mêle les éléments d’une histoire de la conscience à des analyses sur la dépense entropique ayant entraîné la chute de toutes les grandes civilisations.

Cinq étapes résument cette  « phénoménologie de l’esprit » [3] version Rifkin : conscience mythologique des premiers temps de l’humanité, conscience théologique qui a coïncidé avec la naissance de l’individualité, conscience idéologique inséparable de la première révolution industrielle, conscience psychologique qui a pris son essor en même temps que les sciences humaines, et conscience dramaturgique propre à la « génération du Millénaire », la génération d’Internet, à laquelle est consacrée la troisième et dernière partie du livre.

L’indiscutable montée en puissance de l’empathie

« Nous assistons à la plus grande poussée empathique de l’histoire de l’humanité », résume Rifkin pour qualifier notre époque (p. 575). La « naissance du psychodrame » inventé par Moreno, le développement des groupes de rencontre aux États-Unis, l’essor d’Internet et des réseaux sociaux, le respect manifesté à l’égard des animaux, le nouveau regard que nous portons sur les gays, les handicapés, les immigrés, mais encore la coproduction numérique (Wikipedia, Linux, etc.) : ces faits nouveaux sont caractéristiques d’un nouvel âge. Aux yeux de Rifkin, notre temps n’est pas uniquement celui de la montée des tensions et de l’explosion des conflits (à propos desquels l’auteur est d’une absolue lucidité). Il est surtout marqué par une attention aux autres sans précédent dans l’histoire.

Empathie ou empathies ?

L’ennui est qu’au fil de l’ouvrage, l’« empathie » semble recouvrir au moins dix significations différentes. La notion désigne tour à tour : 1° l’altruisme ou la bonté naturelle de l’homme [4] ,  2° le besoin de relation de l’être humain, 3° le caractère paisible des humains, 4° le mouvement de détribalisation qui se développe au cours de l’histoire [5], 5° le fait d’être doté d’une intelligence émotionnelle, 6° la naissance d’une conscience universelle, 7° le cosmopolitisme, 8° la conscience de notre faiblesse, 9° la naissance d’une conscience « biosphérique » , 10° le développement de l’esprit de tolérance. Ces dix visages de l’empathie ne sont certes pas dénués de correspondances les uns avec les autres. Pour autant, la diversité du champ sémantique employé pour qualifier la notion centrale de l’ouvrage donne la fâcheuse impression d’un concept insuffisamment maîtrisé.

 Des morceaux de bravoure qui récompenseront le lecteur

Le lecteur courageux, qui sera sans doute un peu las de voir reformulée une trentaine de fois au moins au cours de l’ouvrage l’idée selon laquelle « nous fonçons vers la conscience biosphérique dans un monde menacé de disparition » (p. 41),  sera néanmoins récompensé de ses efforts par nombre d’analyses fouillées et pertinentes.

 Une palme pour l’Europe

La vision rifkinienne de la construction européenne est à cet égard particulièrement édifiante. En ces temps troublés où tant de discours tendent à faire croire que le Vieux Continent navigue à contre-courant du  monde, Jérémy Rifkin  explique qu’en choisissant la voie des « énergies redistribuées », l’Union européenne est « la première des institutions continentales de la troisième révolution industrielle » (p.  785). Cet encouragement fera oublier au lecteur européen les faiblesses d’un livre qui mérite tout compte fait notre attention.

Philippe Granarolo
crédit photo: Gregory House.


[1] Introduction, p. 11

[2] Cf. De la Démocratie en Amérique

[3] Avec une culture philosophique plus étendue, Rifkin aurait sans doute hésité à écrire que  l’histoire de la conscience a été largement ignorée jusqu’à une date récente (p. 383). De la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (1806) aux grandes philosophies du XXe siècle, nos grands penseurs occidentaux n’ont rien fait d’autre que d’écrire chacun à leur manière une histoire de la conscience humaine.

[4] Rifkin a le mérite de citer longuement Rousseau (p. 385-390). Mais on ne peut que regretter l’absence de toute référence aux pages majeures de l’Émile (livre quatrième) consacrées à la « pitié », nom rousseauiste de notre actuelle empathie, qui auraient beaucoup apporté à l’auteur.

[5] Sur cette question de la détribalisation, à propos de laquelle Rifkin avoue ses hésitations, nous nous permettons de renvoyer à notre article  Individualisme, ou néotribalisme ?,  Tribune Libre publiée dans le numéro 37 de la revue Autre Sud, juin 2007, p. 104-110, texte que l’on peut retrouver sur mon site www.granarolo.fr

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