Sale temps pour les modérés

Fondapol | 12 février 2011

Charles de LACRETELLE, Dix années d’épreuves pendant la Révolution. Mémoires, Paris, Tallandier, 2011.

Vous abordez à ce rivage un peu par hasard. Vous croyez vous souvenir que Guizot a fait quelque part l’éloge de Lacretelle : l’austère Nîmois ne vaut-il pas bien des sextants sur l’océan intellectuel du premier XIXe siècle ? Vous apprenez, grâce à l’introduction savante d’Eric Barrault, que Charles de Lacretelle a publié dès 1801 les premiers volumes d’un Précis historique de la Révolution française, dont l’esprit n’est pas précisément fait d’admiration pour la Montagne. Puis vous découvrez en ces Dix années d’épreuves pendant la Révolution un texte d’une fraîcheur surprenante. A sa parution, en 1842, il vint grossir la masse des souvenirs et des mémoires sur la décennie la plus troublée peut-être qu’ait connue la France.

Le siècle du Lumières à son crépuscule

Charles de Lacretelle a vingt-trois ans en 1789. Au moment où éclate la Révolution française, il est déjà très introduit dans ces « milieux philosophiques » auxquels Joseph de Maistre devait reprocher d’avoir préparé le grand ébranlement à venir. La protection d’un frère de quinze ans son aîné, avocat connu pour ses idées avancées, lui ouvre la table d’une des gloires du barreau d’alors, ancien défenseur du cardinal de Rohan dans l’affaire du collier de la reine, Guy, Jean-Baptiste Target. Car l’historien Antoine Lilti l’a bien montré : tenir salon avant 1789, c’est d’abord tenir table ouverte. Les commensaux de Target ont pour noms Camille Desmoulins, Bertrand Barère et Romain de Sèze. Deux futurs membres de la Convention et l’avocat de « Louis Capet », (avec Malesherbes et Tronchet) en décembre 1792 ! Ne manquent au tableau de ce salon ni l’habituel abbé libertin, ni le brillant représentant de l’esprit des Lumières, rôle ici tenu par Suard, l’ami de Marmontel, du baron d’Holbach, d’Helvétius et de Diderot.

Pour autant, le fond de l’air était peut-être en train de changer en France, en ces années 1787-1788. Il suffit à l’auteur d’une phrase plate comme une limande pour le faire entendre : « l’usage du souper touchait à son déclin » ; du souper, c’est-à-dire du salon, de la république des lettres, du spéculatif. A croire Charles de Lacretelle, beaucoup s’attendaient toutefois à vivre « la plus douce et la plus humaine des révolutions ». Le constat a quelque chose de téléologique et de désabusé. Mais il attire notre attention sur l’ambiguïté du mot révolution à la fin de l’Ancien Régime. Moins qu’une rupture définitive dans l’ordre des temps et des pouvoirs, il désignait un changement de personnel ou de pratique politiques. Peu rêvaient à une révolution à l’anglaise en 1788. L’esprit des Lumières saurait, croyait-on, inspirer à la France de grandes réformes tout en évitant de commettre les crimes de lèse-majesté (1688) ou de régicide (1649).

Un observateur engagé

La vocation de Charles de Lacretelle se dessine dès avant 1789. La plume plutôt que la toge, la tribune ou les armes ! Il compile la partie morale de l’Encyclopédie pour le compte de Panckoucke. Puis la curiosité le pousse, à l’été 1789, à se mêler à la foule des plumitifs et des tricoteuses qui assiste aux débats de l’Assemblée constituante. Des journaux s’inventent alors pour retranscrire les débats, en extraire le suc. Maret crée le Moniteur puis recommande son ami Lacretelle pour le Journal des débats. Dans ces Dix années d’épreuves pendant la Révolution, le point de vue du second embrasse plus volontiers les tempéraments que les idées. Mirabeau, Barnave, Cazalès, l’abbé Maury prennent vie tour-à-tour sous sa plume. Sans oublier Robespierre, « ce froid rhéteur, apologiste tout à la fois révoltant et fastidieux des crimes populaires avant d’en être l’ordonnateur insatiable ». Là encore, la téléologie menace. La description des « huées ou (…) vociférations homicides » qui poursuivaient certains constituants dans les rues du centre de Paris est d’un plus grand intérêt : elle rappelle la pression qui s’exerçait sur les débats de l’Assemblée. Et permet de comprendre que la peur ait joué dans la Révolution française un rôle si puissant comme émotion politique poussant à l’émigration, à l’indulgence ou au contraire à l’intransigeance…

Lacretelle lui-même partagea les analyses de ceux qu’on appelle les Feuillants en 1791-1792. Derrière Barnave, Duport ou les frères Lameth, ces modérés se disaient favorables à une monarchie constitutionnelle et soucieux d’arrêter la Révolution : « point de réaction, plus d’insurrection » aurait pu être leur mot d’ordre. Mais, comme l’écrit Marcel Dorigny dans le Dictionnaire historique de la Révolution française, ce parti-là manquait sans doute des assises sociales nécessaires à un succès durable.

Manuel de survie en temps troublés

A l’époque de la Législative (1791-1792), Lacretelle travaille comme secrétaire auprès du duc de La Rochefoucauld-Liancourt. L’homme était un de ces philanthropes comme le siècle des Lumières, puis plus tard les Etats-Unis d’Amérique, savaient en produire. Très attaché néanmoins à la monarchie, le Duc mit sur pied un plan de fuite du roi par Rouen, moins d’un an après Varennes et peu avant la journée du 10 août 1792. Le projet ayant été éventé, il fallut fuir. Lacretelle organisa l’émigration de son employeur depuis Rouen, au risque de sa propre liberté. Le récit qu’il fait des années qui suivent, pendant la Terreur et jusqu’au coup d’état du 18 brumaire, constitue un véritable manuel de survie en temps troublés. Il se dérobe devant une possible arrestation en s’engageant dans l’armée, apprend à sortir par la porte du jardin quand s’annoncent les « forces de l’ordre »,… Lacretelle commit en outre l’erreur de participer aux rodomontades d’une « jeunesse dorée » avide de chasser du Jacobin en 1794-1795, puis de se mêler à nouveau de politique au moment du 13 vendémiaire an IV – une journée parisienne mise sur pied par les royalistes, et qui échoua.

Les mémoires de Lacretelle rendent cette évidence sensible : que la France, pendant les années qui suivent la chute de Robespierre, demeurait en guerre civile ; et qu’au gré des coups d’état, jacobins ou royalistes plus ou moins modérés pouvaient tâter de la paille du cachot. On a le sentiment qu’avec les épreuves, les idées de Lacretelle se sont toutefois radicalisées à droite. Son royalisme constitutionnel se nuance avec le temps d’une solide admiration pour Burke, ce libéral traditionniste. L’œuvre du Britannique fait aujourd’hui l’objet d’une véritable redécouverte, après avoir été victime d’un succès de malentendu depuis 1790. Elle ne s’encombre pas des fantasmagories et des complots d’un Joseph de Maistre ; elle alerte sur le danger de fonder une législation seulement sur des abstractions, fussent-elles généreuses, et insiste sur le lien entre propriété et liberté.

Une histoire apaisée ?

La réédition des mémoires de Charles de Lacretelle vient au bon moment. L’histoire de la Révolution française s’engage depuis quelques années sur la voie de l’apaisement, alors que la chute du communisme avait donné à certaines controverses historiographiques un écho considérable dans le débat public. La voix de témoins de second rang ayant d’abord cherché à survivre sans trahir leur idéaux est désormais audible. Cette musique-là ne s’écarte pas de l’air de la grande histoire : elle lui redonne seulement le mordant du vécu.

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