Shadow work : l’innovation est-elle la seule responsable de la désintermédiation du travail ?

Farid Gueham | 27 mai 2015

Travail NumériqueShadow work : l’innovation est-elle la seule responsable de la désintermédiation du travail ?

Par Farid Gueham

Rédacteur en chef et contributeur  au Harvard Magazine depuis près de 20 ans, Craig Lambert se penche dans son dernier ouvrage « Shadow work, the unpaid jobs that fill your day »,  sur l’impact de la désintermédiation, des nouvelles technologies et de l’innovation sur l’emploi. Pour les économistes, le « shadow work » correspond au travail non rétribué, réalisé par le libre-service. Analysé pour la première fois dans les années 80 par Ivan Illich, le travail fantôme est partout dans notre consommation: de la caisse libre-service des supermarchés aux stations services automatisées. Il ne s’agit donc pas du travail non déclaré mais d’une série de petites missions que nous réalisons gratuitement pour le compte d’entreprises et en contrepartie desquelles,  nous ne recevons aucune rémunération. Si l’hypothèse de Craig Lambert selon laquelle l’automatisation des services et le développement d’Internet a sanctuarisé notre travail bénévole, en lieu et place de fonctions exécutées par des employés rémunérés, le constat s’avère moins tranché. L’innovation génère de la croissance et ces tâches que nous nous résignons à réaliser nous mêmes, n’en demeurent pas moins des manifestations de nos modes de consommation, plus fluides et libérés de nombreuses contraintes de temps ou d’accessibilité.

À l’heure de l’économie « do it yourself », le salaire relève du luxe.

« Ce que je décris comme travail de l’ombre, c’est l’ensemble des emplois non rémunérés que nous réalisons chaque jour pour le compte d’entreprises ou d’organisations : Nous sommes nos propres pompistes lorsque nous faisons notre plein, notre propre caissière lorsque nous scannons les produits en grande surface, des tours opérateurs lorsque nous éditons et imprimons nos cartes d’embarquement, et nous tenons nos propres ardoises de bistrot grâce à nos cartes de fidélité starbucks » précise Craig Lambert dans un article pour le très influent blog américain « Politico ».  Le concept de « shadow work » demeure relativement récent et peu de données économiques sont exploitables pour en mesurer avec précision la portée ou le nombre d’emplois générés.

Sans tomber dans un alarmisme excessif, Craig Lambert voit dans ce phénomène une tendance durable au rétrécissement du marché de l’emploi, générant un accroissement structurel du chômage. « Pensez à ce que vous faites vous-mêmes via les applications de votre smartphone. (…) Ces changements sont récents. Imaginez ce qui va suivre dans un futur proche ! ». Dans son ouvrage, l’auteur nous rappelle que d’un point de vue strictement économique, le fait de couper dans la masse salariale ne date pas d’hier. Dans la majorité des entreprises, des écoles ou des associations, le personnel demeure le poste budgétaire le plus important. « Des coûts qui n’ont de marginaux que le nom » s’amuse l’auteur. De l’embauche à la formation en passant par l’encadrement et la supervision des employés, les coûts de personnel ne cessent d’augmenter et le « shadow work » est donc une aubaine.

Autre moteur de cette dynamique : le coût social du travail.

Cotisations, retraites, complémentaires santés… Autant de frais qui s’accumulent et augmentent avec l’âge. Aux États-Unis, depuis les années 80, le salaire moyen en dollars baisse ou stagne pour la majorité de la population active. Et les charges sociales n’y sont pas pour rien. Selon l’auteur, elles représentent jusqu’à 40% du salaire pour les employeurs. « Ce qui en résulte, c’est une forte incitation à remplacer les employés à temps plein par des contrats à temps partiel, la délocalisation ou la sous-traitance vers des pays à la fiscalité du travail plus avantageuse ou, mieux encore, de confier le boulot aux clients, les travailleurs fantômes » précise Craig Lambert. Spécificité américaine : on peut toujours compter sur une personne qui mettra vos produits dans votre sac à la caisse, un pompiste pour vous servir à la station service et un autre employé pour ranger les caddies sur le parking ou même vous aider à remplir votre déclaration d’impôts. Pourquoi ?  C’est parce que  le coût du travail peu qualifié est plus faible. Et bien que  l’automatisation ne soit pas généralisable à tous les secteurs, elle présente de nombreux avantages. Sur les chaines de montages, les machines-outils ne réclament ni  salaire, ni syndicat, ni protection sociale. Quoi de mieux que la machine-outil ? Le travailleur fantôme  qui ne coûte rien, pas même des frais d’entretien ! Avec le concours des innovations technologiques, même le check-in dans les halls d’hôtel est automatisé. Une nouvelle révolution industrielle, qui, comme la précédente, s’accompagnera inéluctablement de la suppression de nombreux emplois peu qualifiés.

Et si le travail fantôme sonnait le glas du rêve américain ?

Relégué aux archives le mythe du self made man, parti de rien, pétri d’acharnement, de mérite et d’audace ? Craig Lambert semble le penser.  «  Le travail fantôme va évincer en premier lieu les emplois les moins qualifiés. Ces emplois n’ont beau être que des points d’entrées sur le marché du travail, ils n’en demeurent pas moins le commencement de grandes carrières. S’ils paient peu, ils restent la base de notre pyramide économique. Toucher aux fondations, et la superstructure s’effondre. Les emplois peu qualifiés offrent bien plus qu’une paye à la fin du mois. Ils sont la porte d’entrée vers le monde de l’entreprise ».  

Pour autant, internet, les innovations technologiques ou les NTIC ne doivent pas être incriminés : car s’ils accompagnent le développement du travail fantôme, ils génèrent aussi du temps libre, plus de consommation et plus de croissance. Car c’est de son plein gré que le consommateur réalise une partie des tâches qui étaient auparavant effectuées par des personnes rémunérées. Stigmatiser internet et les nouvelles technologies de l’information comme les seules facteurs responsables de la désintermédiation serait erroné. Faire ses courses en ligne ou réserver un voyage prend aujourd’hui beaucoup moins de temps que lorsqu’il fallait se rendre au supermarché, à l’agence de voyage ou chez le courtier. La liberté et la flexibilité horaire sont des gains majeurs, une forme de richesse. Moins d’intermédiaires est synonyme de plus de temps libre. Du temps pour acheter, pour échanger, pour louer ou commander, plus rapidement et plus simplement. Plus que l’effondrement d’un système, le travail fantôme s’enracine dans  l’évolution d’une consommation moins standardisée mais beaucoup plus libre et à la mesure des besoins de chacun.

Pour aller plus loin :

http://craiglambert.net/craig-lambert/

http://www.politico.com/magazine/story/2015/05/shadow-work-excerpt-118119.html

Ivan Illich, Le Travail fantômeÉditions du Seuil,‎ 1981, 161 p. (ISBN 978-2020058032)

Craig Lambert, Our Unpaid, Extra Shadow WorkNew York Times,‎ 29 octobre 2011

Crédits photo : aaabbcc / Fotolia

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