Socialisme : les illusions perdues
06 avril 2012
Jérôme Grondeux, Socialisme : la fin d’une histoire ?, Paris, Payot, 2012.
« Le mort saisit-il le vif » dans le royaume des idées ? C’est à cette intrigante interrogation que se propose de répondre Jérôme Grondeux, professeur d’histoire contemporaine à Paris IV-Sorbonne. Loin d’une somme minutieuse, c’est un essai historique qui nous est offert, dans lequel une analyse profonde des décennies passées offre un éclairage à une question très actuelle : qu’est le socialisme devenu ? [1] Loin de tout discours partisan, l’historien tâche de comprendre les changements qui font que 2012 ne peut être 1981.
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L’idéologie socialiste poursuit un objectif puissamment mobilisateur : la refondation de la société dans son ensemble. Loin de proposer une rénovation marginale, faite de bric et de broc, le projet est global : tout doit changer, afin que les lendemains chantent enfin. Il combine une idée de transformation sociale avec une aspiration messianique très ancienne, valorisant la paix et la justice. En d’autres termes, le socialisme est l’enfant d’un messianisme rémanent dans l’histoire des idées et des idéaux des Lumières.
Aux sources du socialisme, science et mystique
Le socialisme développe son projet de transformation sociale sous deux formes. L’une, scientifique étudie l’homme, sa vie en société, ses modes d’existence les plus concrets et, osons le mot, les plus matériels. Le XIXème siècle sera ainsi celui des enquêtes ouvrières (pensons seulement aux travaux de Louis René de Villermé), des débuts de la statistique, du développement d’une économie politique socialiste. C’est dans ce bouillonnement qu’apparaissent les premiers socialistes dits « utopiques », terme qui ne rend pas compte de leur effort méthodique d’appréhension du réel. Au-delà de leurs projets communautaires quelque peu chimériques, raillés par Marx, leur pensée entreprend de saisir l’homme dans sa totalité. Les Saint-Simoniens, Charles Fourier, Victor Considérant, Etienne Cabet [2] en sont les plus illustres représentants.
A cette démarche scientifique s’oppose ce que l’auteur nomme une « mystique » socialiste, en référence à la phrase de Charles Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique ». Les constructions intellectuelles de Georges Sorel sur la grève générale comme « mythe mobilisateur » des ouvriers, c’est-à-dire sensé entretenir une ferveur dans leur rang offrent une illustration de cette version du socialisme.
Le socialisme de la fin du XIXe siècle réunira ces deux modes de discours –scientifique et mystique- en formalisant l’ultime moyen de mettre en place la nouvelle société : la Révolution. C’est avec ce « grand moment » que tout doit basculer. La Révolution dessine une borne délimitant un avant et un après. Comment la faire advenir ?
Le socialisme est-il un réformisme ?
Un des grands mérites du livre de Jérôme Grondeux est de revenir sur la distinction communément admise entre un « méchant » communisme collectiviste et un « gentil » réformisme gradualiste à tendance républicaine. Cette dualité est simpliste : un Jaurès ou un Blum ne se revendiquent pas moins révolutionnaire qu’un Marx, un Guesde, un Thorez même si les moyens qu’ils se donnent ne sont pas les mêmes. C’est donc à une analyse très fine des doctrines révolutionnaires que se livre l’auteur. Léninisme, trotskysme, maoïsme, guévarisme, castrisme mais aussi jaurésisme, blumisme, molletisme sont ainsi étudiés dans leur spécificité. L’exercice du pouvoir permettra de discriminer entre les différents avatars du socialisme. Une nouvelle pensée s’attachera à prendre en compte le réel combinant socialisme démocratie. Ce courant est illustré par des hommes comme Gunnar Myrdal, Anthony Giddens et d’autres membres d’un courant que Jérôme Grondeux fait très judicieusement débuter avec Albert Thomas.
Que reste-t-il de nos amours ?
A la lumière de l’histoire intellectuelle du socialisme, est-il possible d’identifier parmi les candidats à l’élection présidentielle de véritables socialistes ? Le socialisme originel, qui se comprenait comme révolutionnaire, a disparu depuis 1989 au moins. Demeure un socialisme qui a accepté les contraintes de la démocratie libérale et répudié la violence, dont François Hollande se réclame. Font naturellement exception à cette règle les franges les plus extrêmes de la gauche, présentes notamment dans les mouvements altermondialistes et qui prônent l’insurrection comme seule voie vers le changement.
Qu’en est-il de Jean-Luc Mélenchon ? Ne lui déplaise, il semble difficile de voir en lui l’héritier de Jules Guesde, de Jacques Duclos, ni même d’ailleurs du François Mitterrand du discours d’Epinay (1971). Car le leader du Front de Gauche, malgré ses appels à l’insurrection – citoyenne celle-là, malgré les drapeaux rouges qui fleurissent dans ses meetings, a rompu avec la vision de l’homme qui caractérisait le discours de ses prédécesseurs. Niant son caractère irréductible, les socialistes avaient assigné à l’humanité des caractères et une destinée déterminés. Fort heureusement, le « mélenchonisme » ne participe pas de ce mode de pensée.
L’auteur conclut l’ouvrage, en donnant un sens à ces deux siècles d’idées socialistes : « Décidément, les socialistes sont bien devenus des militants et des militantes, des hommes et des femmes politiques comme les autres. Ont-ils jamais été autre chose ? En tout cas, nombre d’entre eux l’ont cru. Si ce n’est pas la fin de l’histoire du socialisme, c’est sans doute la fin du socialisme pur et autosuffisant ».
Jean Senié
Crédits photo : flickr, Audy-Kun
[1] REYNIÉ Dominique, Les droites en Europe, 29 février 2012, Paris, PUF, Innovation politique, 515 p.
[2] GRONDEUX Jérôme, Socialisme : La fin d’une histoire ?, Paris, Payot, 2012, p. 39-40 : « La quête d’une science de l’homme, qui explique les liens forts entre l’aventure intellectuelle du socialisme et la naissance progressive de la sociologie, est donc à resituer dans le projet d’élaborer une doctrine qui constitue un guide sûr pour l’action et puisse fournir les bases de la construction d’un nouvel ordre. C’est autant la culture que la société qu’il s’agit d’organiser. »
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