Un drame sans scénario: les grands réalisateurs hollywoodiens face à la IIème Guerre Mondiale

Harry Bos | 08 avril 2017

28-five-came-back.w1200.h630Nous sommes en 1959. Un grand réalisateur hollywoodien prépare son nouveau film et s’apprête à visionner des documents d’archives qu’il a lui-même tournés pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Il s’isole avec ses bobines dans une salle de projection et entame le visionnage. Pas pour longtemps. Après une minute seulement, il arrête le projecteur. Il ramène les bobines dans l’entrepôt où elles avaient été stockées depuis 15 ans. Il n’y touchera plus jamais.

 

Cinéastes-stars

Le réalisateur en question est George Stevens et son histoire est relatée dans la nouvelle série documentaire de Netflix, Five Came Back (titre français « Cinq hommes et une guerre »), soigneusement réalisé par le français Laurent Bouzereau, à partir du livre homonyme du journaliste Mark Harris paru en 2014. Livre et série racontent le destin de cinq cinéastes-stars de Hollywood, Frank Capra, William Wyler, John Ford et John Huston et  George Stevens : excusez du peu ! Tous s’engagent volontairement dans l’Armée pendant la Deuxième Guerre mondiale américaine – John Ford avant même l’attaque de Pearl Harbor : pas pour prendre les armes mais la caméra. [i]

 

[i] Capra, Ford, Huston, Stevens et Wyler n’étaient pas les seuls réalisateurs américains à s’engager dans l’Armée. Il y a eu aussi Samuel Fuller, qui a participé, pas comme cinéaste – ce qu’il n’était pas encore à l’époque – mais comme fantassin à plusieurs grandes batailles dont celle de Normandie en 1944. Il a assisté à la libération d’un camp de concentration en Tchécoslovaquie et comme George Stevens, il a tenu à filmer cet événement. Le matériel est utilisé dans un film français réalisé en 1988 par Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible.

 

Destins mouvementés

« Ils partaient vers un monde sans scénario, sans troisième acte où tout finit bien. »

Dixit George Spielberg, l’un des narrateurs de la série – et aussi coproducteur. Spielberg raconte notamment comment William Wyler a vécu l’expérience de la guerre. A côté de lui, le réalisateur mexicain Guillermo del Toro parle de Frank Capra, le britannique Paul Greengrass de John Ford et Françis Ford Coppola de John Huston. Quant au scénariste et réalisateur Laurence Kasdan, il raconte le destin particulier de George Stevens. 

 

« Myth-makers »

Pour tous ces réalisateurs de l’âge d’or d’Hollywood, le défi est considérable. Certains ont déjà tourné des films sur la Deuxième Guerre Mondiale (William Wyler notamment, avec son drame Mrs Miniver, qui sort en 1942), mais ils vont maintenant l’affronter réellement à travers un genre cinématographique qu’aucun parmi eux n’a exercé jusqu’ici : le documentaire. Ils doivent convaincre une population américaine plus qu’hésitante sur la nécessité de s’engager dans le plus grand conflit armé du siècle et ils sont confrontés à une hiérarchie militaire qui se méfie malgré tout de ces « myth-makers », ces inventeurs d’histoires…

 

Racisme anti-noir

Leurs débuts sont d’ailleurs laborieux. Frank Capra, bien que poussé par le Général Marshall dans la production d’une ambitieuse série de sept films censée expliquer aux militaires les raisons de l’engagement américain, Why We Fight, souffre d’un manque structurel de financement. William Wyler, à la demande de Capra, part développer un projet qui doit montrer que la guerre ne concerne pas uniquement l’Amérique blanche mais, choqué par le racisme anti-noir qu’il trouve lors des repérages dans le Sud du pays et outré par les restrictions sévères que lui impose le Ministère de la Guerre – il faut minimiser la place des officiers noirs dans l’armée et le nom de Lincoln est interdit – il abandonne le projet. [i]

John Ford lui-même, le plus célèbre et le plus respecté des réalisateurs hollywoodiens, voit le matériel qu’il avait tourné en Tunisie confisqué par ses supérieurs, car Darryl F. Zanuck, patron de la 20th Century-Fox et l’un des hommes les plus puissants d’Hollywood, veut faire son propre documentaire sur la Bataille d’Afrique.

 

Documentaire ou fiction ?

Les cinq cinéastes parviennent pourtant à travailler. Leurs films se divisent grosso modo en deux catégories : des documents à usage pédagogique, tournés aux Etats Unis et des témoignages tournés sur le théâtre des opérations, le Pacifique, l’Afrique du Nord ou l’Europe. La série Why We Fight appartient clairement à la première catégorie et utilise majoritairement du matériel existant, mais dans d’autres films de ce genre, on trouve régulièrement des séquences jouées qui prennent parfois la forme d’une fiction. Ces séquences peuvent prendre une ampleur qui brouille le message initial voulu par les militaires. John Ford doit ainsi remonter et raccourcir le film sur Pearl Harbor de Gregg Toland, December 7th (1943). Le Ministère de la Guerre digère mal cette œuvre de fiction, trop critique vis-à-vis de la marine américaine, que Toland a réalisée.

Mais même dans les films-témoignages on ressent que tous les réalisateurs viennent de la fiction. Ils veulent construire un récit avec une dramaturgie. John Ford assiste en direct à la bataille de Midway, il se blesse même pendant le tournage. Le matériel qu’il tourne, « d’une qualité accidentelle » dit le narrateur Paul Greengrasss, porte physiquement des traces des combats : la caméra bouge dans tous les sens, par moments, Ford perd le contrôle du cadrage et la pellicule saute. Mais au lieu de faire un montage « propre » de ce matériel, le cinéaste laisse ces imperfections : le spectateur a ainsi l’impression d’assister lui-même au chaos de la bataille. C’est, toujours selon Paul Greengrass, l’un des moments les plus modernes du cinéma.

John Huston, dans sa Battle of San Pietro (1945), utilise le même procédé de la camera instable et du montage brut, à cette différence près que ce film repose partiellement sur des reconstitutions – très réalistes – des combats, où les soldats rejouent l’événement…

 

Stress post-traumatique

Netflix nous propose d’ailleurs la quasi-intégralité de ces œuvres d’époque, telles que The Battle of Midway (1942) de Ford, The Memphis Belle (1944) de William Wyler, ou encore le bouleversant Let there be Light (1946) de John Huston, un film très en avance sur son temps et qui parle de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Stress post-traumatique » (PTSD). C’est peut-être le plus poignant document tourné pendant cette période – et resté invisible au public jusqu’à sa programmation au Festival de Cannes en 1981. 

 

« True, accurate »

Five Came Back est loin d’être premier récit documentaire sur Hollywood et la Deuxième Guerre mondiale et la série témoigne parfois d’un certain manque d’exigence historique. Le montage prend parfois des raccourcis trompeurs – dans le 1er épisode, le récit de la Nuit du Cristal en 1938 est suivi par des images du président américain Hoover… qui n’était plus en exercice depuis mars 1933 – et les cartes exagèrent à plusieurs reprises le territoire possédé par les nazis. En France, on a pu voir ces dernières années des travaux d’une ampleur plus importante, comme la monumentale série La Guerre d’Hollywood (2013)deMichel Viotte ou De Hollywood à Nuremberg : John Ford, Samuel Fuller, George Stevens (2012) de Christian Delage.

Dans ces deux œuvres, on s’interroge également sur la nature des images qu’ont tournées les cinéastes. Viotte dénonce notamment le travail de John Ford dans The Battle of Midway et December 7th comme de la propagande ; pour lui, c’est John Huston qui trouve le ton juste et réaliste du combat dans sa Battle of San Pietro – conclusion étonnante compte tenu de la mise en scène de ce dernier film. Christian Delage, lui, s’est longuement penché sur les images des camps utilisées lors du procès de Nuremberg. Il nous révèle une information qui permet de mieux saisir le sens de certains films de cette époque. Avant leur départ pour l’Europe, John Ford et George Stevens reçoivent des instructions très précises de l’Armée américaine : leurs images doivent pouvoir servir de preuves lors d’éventuelles poursuites judiciaires. Par conséquent, elles doivent être « true, accurate, untouched, unchanged ».

 

Retour aux codes… et à la vie

Le destin des cinq réalisateurs bascule d’ailleurs définitivement dès leur arrivée en Europe. Five Came Back raconte avec force détails l’impact que la terrible expérience de la guerre a eu sur la vie des réalisateurs et leurs films après. L’on raconte comment John Ford sort totalement traumatisé par ce qu’il vit lors du Débarquement en Normandie en 1944. Il passe trois jours à boire et est du coup rapatrié aux USA. Wyler perd l’ouïe lors d’une mission en avion. Il parvient malgré tout à reprendre son travail et réalise en 1946 The Best Years of Our Lives, (mélo-) drame oscarisé sur la difficulté des vétérans à retrouver une place dans la vie civile.

George Stephens, quant à lui, se voit confronté à la plus terrible épreuve de toutes. Au printemps de 1945, il filme la libération de Dachau. Une partie des séquences, tirée en noir et blanc, sera utilisée comme témoignage lors du Procès de Nuremberg, mais tout le reste, filmé en couleur, disparaît dans les archives privées du réalisateur. C’est ce matériel que Stevens tente de visionner en 1959 quand il entame son adaptation cinématographique du Journal d’Anne Frank. Un film très critiqué depuis car considéré comme « mélo » et donnant un soupçon d’espoir à la fin, bien peu crédible.

Le sens caché de Five Came Back se trouve peut-être ici. Stevens revient, comme Wyler, Huston, Ford et Capra, à la fiction hollywoodienne, avec les lois du cinéma de genre et la happy end obligatoire. Bien que leurs films soient en général plus sombres qu’avant – Stevens, spécialiste des comédies (musicales) avant-guerre, ne fait désormais plus que des films dramatiques – il se pourrait bien que ce retour aux codes soit d’abord un moyen pour les réalisateurs de se réconcilier avec la vie elle-même.[iii]

 

 

[i] Capra, Ford, Huston, Stevens et Wyler n’étaient pas les seuls réalisateurs américains à s’engager dans l’Armée. Il y a eu aussi Samuel Fuller, qui a participé, pas comme cinéaste – ce qu’il n’était pas encore à l’époque – mais comme fantassin à plusieurs grandes batailles dont celle de Normandie en 1944. Il a assisté à la libération d’un camp de concentration en Tchécoslovaquie et comme George Stevens, il a tenu à filmer cet événement. Le matériel est utilisé dans un film français réalisé en 1988 par Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible.

[ii] A l’instigation de Frank Capra, le film se fera finalement et il sera porté par le scénariste noir Carlton Moss : The Negro Soldier (1944).

[iii] Christian Delage est plus explicite, expliquant notamment que les films de guerre que Samuel Fuller a réalisés (dont The Big Red One de 1980) ne reflètent jamais littéralement la réalité de la guerre, trop terrible pour être reproduite dans le cinéma de fiction. C’est finalement Steven Spielberg avec son Saving Private Ryan (1998) qui nous propose un témoignage jugé conforme à ce que les soldats américains ont dû subir lors du Débarquement en Normandie.

 

 

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