Une semaine avec Adam Smith (1) : un libéral « politiquement correct » ?

Fondapol | 01 août 2011

1.08.2011Jean-Daniel Boyer, Comprendre Adam Smith, Paris, Armand Colin, 2011, 243 pages.

Adam Smith n’était pas schizophrène

L’objectif clair et avoué du livre de Jean-Daniel Boyer est de combattre le cliché selon lequel Adam Smith serait le père fondateur de l’ultralibéralisme, vouant une confiance aveugle aux mécanismes de l’économie de marché qui conduiraient au bonheur du plus grand nombre.  Selon l’auteur, Adam Smith n’a jamais défendu une conception de l’individu égoïste qui, par sa simple action, satisferait autrui ; en d’autres termes la main invisible n’est pas si « invisible » et, derrière elle, se cache la morale des individus. Jean-Daniel Boyer s’inscrit dans le courant, désormais bien établi parmi les commentateurs, qui s’oppose à l’idée de dissonance entre l’Adam Smith, auteur de la Théorie des Sentiments Moraux et l’Adam Smith, auteur de la Richesse des Nations. Adam Smith est un homme de son temps : homme de sciences, philosophe et érudit tel qu’il n’en existe plus ou peu aujourd’hui, en raison de la division du travail y compris dans le domaine intellectuel (ce qu’on l’on peut déplorer par ailleurs !). Sa pensée est encore empreinte de morale religieuse : il existe un ordre des choses orchestré par un être suprême, et la société d’Adam Smith est censée évoluer vers un monde idéal.

L’individu, un être doué de « sympathie »

Selon Adam Smith, la « sympathie » – nous dirions l’empathie- a la principale vertu de canaliser les passions, même si c’est de façon imparfaite. Pour simplifier, le mécanisme de la sympathie aboutit à ce que l’individu ait tendance à se comporter avec autrui comme il aimerait qu’autrui se comporte envers lui. C’est en effet parce que l’individu se projette dans l’autre, grâce à l’imagination, qu’il se conduit « bien » à son égard. Les imperfections de la sympathie sont vouées à être corrigées à travers le temps grâce à l’existence du « spectateur impartial », qui, pour Jean- Daniel Boyer, serait une métaphore du jugement divin.

« L’homo oeconomicus », un être profondément égoïste ?

De cette analyse Jean-Daniel Boyer déduit que l’individu moral décrit par Smith est en rupture avec « l’homo oeconomicus », tel que le met en scène Mandeville dans sa fameuse fable des abeilles : un être profondément égoïste et dénué d’empathie. Or il se pourrait bien que Jean Daniel Boyer ait une conception erronée de « l’homo oeconomicus »… tout comme de l’ultralibéralisme !  « L’homo oeconomicus » n’est en effet pas un être moral en tant qu’agent économique mais cela ne préjuge en rien de sa moralité en tant que personne. La figure de « l’homo oeconomicus » ne fait que symboliser la capacité de l’individu à agir en prenant la meilleure décision possible compte tenu des informations dont il dispose. Cette confusion permet également, nous le verrons, d’en comprendre une autre qui règne chez les intellectuels en mal d’idéaux.

L’ultralibéralisme est amoral, non immoral

Or « l’ultralibéralisme » ne prône ni le règne de l’intérêt particulier, ni l’individualisme dans son acceptation la plus égoïste. Il ne fait que défendre la liberté économique contre l’interventionnisme de l’Etat. Il ne prétend en aucun cas que la liberté économique produise un système idéal et juste, pour la bonne raison que là n’est pas son ambition. Le capitalisme, à la base de l’ultralibéralisme est un système a-moral  (mais non immoral) ; il décrit des principes économiques qui, s’ils sont entravés par l’action publique provoquent des distorsions. Les tenants de l’ultralibéralisme sont convaincus que ces distorsions sont pires que les maux qu’elles visaient initialement à remédier. Ils sont également intimement convaincus que l’individu est fondamentalement intelligent et que la société évolue vers un mieux être ; mais ils n’en ont aucune certitude, puisque rien ne le garantit sinon la morale de chaque individu. Certains comme Jean-Daniel Boyer trouveront certainement, à leur tour, cette conception naïve….

L’Adam Smith de la Richesse des Nations, un libéral de son temps, utile pour le nôtre.

Dans son analyse de la décision économique, Adam Smith adopte clairement une posture libérale contre l’intervention de l’Etat dans les décisions économiques privées, en raison notamment de la limite de son information. Cette même limite a été au centre du débat sur la planification centralisée dans les années 30 notamment entre Oskar Lange d’un côté, tenant du socialisme de marché, et, de l’autre Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises qui proclamaient l’impossibilité du calcul économique dans une économie centralisée.

Par ailleurs, l’empreinte libérale se retrouve, lorsque Jean-Daniel Boyer passe en revue les prérogatives du souverain, limitées (mais ce n’est pas peu !) à la défense, l’administration de la justice, les dépenses en  infrastructures et dans les institutions publiques comme l’enseignement, en particulier en faveur des plus jeunes et des plus pauvres. Elles doivent essentiellement être financées par des impôts modérés, pesant de préférence sur la rente. Il souligne l’importance pour un pays d’avoir un système fiscal simple et stable, qui interfère le moins possible avec les décisions économiques privées, afin de maximiser, en sécurisant les anticipations des agents, la croissance économique. Or Hayek reprendra la même analyse dans la Route de la Servitude, en se référant explicitement à Adam Smith.

La théorie des prix d’Adam Smith ou comment renouer avec un système de prix objectif ?

Mais l’auteur, voulant à tout prix dissocier Adam Smith du courant ultralibéral, s’attarde sur la théorie des prix. Il est significatif que l’auteur décide de focaliser l’attention sur la partie la plus datée de l’œuvre de Smith alors que, depuis la révolution marginaliste, les prix ne sont plus définis sur la base de la valeur travail…

Si Jean-Daniel Boyer nous entraîne sur cette voie, c’est que le retour à la conception du prix comme émanant de la valeur travail permet de renouer avec celle de « valeur intrinsèque »  cristallisant la « peine » du travailleur nécessaire à la production ; ainsi qu’avec celle de « juste prix » ou prix naturel vers lequel le prix de marché devrait tendre. On retrouve ici le concept d’un idéal économique et social qu’il faudrait atteindre et maintenir. L’auteur va même jusqu’à critiquer le concept de prix naturel chez Adam Smith, où il fluctue en fonction des circonstances et n’est pas déterminé par un rapport de forces égal entre travailleurs et détenteurs du capital. On perçoit derrière cette critique un besoin fondamental d’ « objectiviser » le système des prix, qui va de pair avec la condamnation de la spéculation et le malaise face à la volatilité des prix en particulier en période de crise.

Le besoin français de « projet social »

En réalité l’ouvrage de Jean-Daniel Boyer reflète l’état de la pensée intellectuelle française face à un monde en proie aux mutations et aux crises. Les intellectuels français ont des difficultés à concevoir une société  qui soit sans projet défini au-delà de la garantie des libertés individuelles. Malheureusement le libéralisme – ou ce qu’ils qualifient d’ « ultralibéralisme » !- ne peut les satisfaire et ne fait que renforcer leurs peurs face à l’instabilité. Une société fondée sur la liberté ne peut, par définition, avoir de but prédéfini. C’est en effet par l’exercice de la liberté que la société se construit et c’est par un processus d’essais et d’erreurs qu’elle évolue : vers le meilleur, faut-il espérer…

Nathalie Janson

Crédit photo : Flickr, caitriana

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