Une semaine avec Adam Smith (3) : le libéralisme n'est pas l'égoïsme!

Fondapol | 05 août 2011

1.08.2011 « Pitié et compassion sont des mots appropriés pour désigner notre affinité avec le chagrin d’autrui. Le terme de sympathie, quoique sa signification ait peut-être été originellement la même, peut néanmoins être employé maintenant, sans beaucoup d’impropriété, pour indiquer notre affinité avec toute passion, quelle qu’elle soit » (Théorie des Sentiments moraux, p.26-27).

« Sympathie » ou « empathie » ?

Adam Smith débute sa Théorie des sentiments moraux par l’analyse du processus de « sympathie » qui nous relie à autrui, à travers une série d’expériences intersubjectives, allant du spectacle de la douleur du supplicié au spectacle tout court, celui de la tragédie.

Le mot de « sympathie » est employé par Smith, faute d’un meilleur terme selon son propre aveu[1] ; c’est à bon droit que nous lui préférons, pour décrire le phénomène en question celui d’empathie, dont ne disposait pas le XVIIIème siècle. Capacité donc à éprouver ce que ressent l’autre, qui provient elle-même d’une autre faculté : l’imagination qui nous permet de nous projeter hors de nous-mêmes.

Expérience spéculaire par excellence –Smith parle plus loin du « miroir » que nous tend autrui- et où joue à plein le processus mimétique, donnée anthropologique fondamentale, dont on connaît la fortune philosophique d’Aristote à René Girard en passant par Hume, l’inspirateur et ami d’Adam Smith.

Mais attention – Smith nous met expressément en garde – il s’agit là justement d’une… image ! Tout le processus se déroule en fait à travers une expérience de type analogique (analogous, dit-il) et souvent hypothétique : je prête à l’autre les sensations que j’ai eues –ou que je pense que j’aurais- en pareil cas. Autrement dit, c’est d’abord à partir de moi-même que se développe ce sentiment d’ « affinité », ce fellow-felling, que l’on doit littéralement comprendre, sinon traduire, par « sentiment de co-appartenance » (au genre humain). C’est ainsi que s’accordent, dans un paradoxe fondateur, l’individualisme radical et la sociabilité intégrale de la condition humaine. Paradoxe-clef du libéralisme, systématiquement méconnu par les caricatures habituelles…

Une anthropologie neutre

Les conséquences de cette analyse  sont considérables, d’autant, encore une fois, qu’elle constitue le point de départ de la pensée de Smith. D’une part, et conformément à l’approche de Hume, elle fait remonter le lien social à un fait anthropologique élémentaire: toutes les modalités de ce lien social, qu’elles soient morales, économiques ou politiques, trouvent leur ancrage dans l’observation des hommes tels qu’ils sont, et non dans des considérations abstraites sur « ce qu’ils devraient être ». Point de départ empirique de toute réflexion libérale!

D’autre part,  Smith se refuse à trancher entre « égoïsme » ou « altruisme » naturel de l’homme. Il écarte d’emblée –là encore comme Hume- le présupposé  d’un égoïsme universel mais ne fait pas pour autant dériver la conscience morale d’un altruisme immédiat. Et ce, à la différence de Rousseau, pour qui la « pitié » ou la « compassion » est bel et bien une prédisposition de l’homme à la  « bonté ». Rousseau, dont Smith a commenté le Discours sur l’origine de l’inégalité,[2] et c’est sans doute pour s’en distancer qu’il opte finalement pour « sympathie » plutôt que pour « pitié » et « compassion » employées par Rousseau.

Ce refus de prendre parti entre bonté ou méchanceté « naturelle » de l’homme, cette neutralité axiologique de l’anthropologie, est une des grandes caractéristiques de toute la pensée libérale. Elle la différencie radicalement du pessimisme de la pensée réactionnaire (« l’homme est pécheur et/ou faible ») comme de l’optimisme sur la nature humaine, consubstantiel à toute pensée « de gauche », de Rousseau à Marx (le mal est le fait de la société !).

Rejet du dualisme

Comme l’est également son approche clairement moniste : ainsi que le proclame le titre complet de l’ouvrage, pas de séparation entre nature et culture, pas d’opposition entre vie affective et vie morale, pas de fossé entre moi et autrui. Tout le système moral de Smith repose en effet sur l’élaboration de cette notion élémentaire de sympathie, qui, via l’émergence en  nous du « spectateur impartial », conduit aux  trois vertus de prudence, de justice, et de bienveillance. Le rejet significatif chez Smith –comme chez le Spinoza du Traité Politique– de toute idée de contrat, qui instaurerait une dualité entre état de nature et état social, en est la conséquence directe.

L’on mesurera  au passage à quel point, malgré la commune appellation des « Lumières »,  nous sommes loin de ses contemporains, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant, dont la pensée essentiellement dualiste est, pour cette raison même, non libérale.

Sociabilité de l’homme

Mais l’on retiendra plus encore l’affirmation cardinale, à travers cette expérience de la sympathie, de la sociabilité fondamentale de l’homme, car elle est, en dernière instance, constitutive de l’identité individuelle elle-même. N’en déplaise à Marx et à sa critique virulente de la pauvre « monade » isolée de ses semblables,  à laquelle serait réduit l’homme libéral, le retour au texte de Smith, que préconise notre « tradition revisitée », ne laisse aucun doute :

« S’il était possible, dit-il, qu’une créature humaine parvint à la maturité de l’âge dans quelque lieu inhabité, et sans aucune communication avec son espèce, elle n’aurait pas plus d’idée de la convenance ou de l’inconvenance de ses sentiments et de sa conduite, de la perfection ou de l’imperfection de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage. Elle ne pourrait voir ces diverses qualités, parce que naturellement elle n’aurait aucun moyen pour les discerner et qu’elle manquerait, pour ainsi dire, du miroir qui peut les réfléchir à sa vue ». (Théorie des sentiments moraux p.172).

De quoi faire réfléchir les tenants de la légende noire du libéralisme?

Christophe de Voogd est responsable du « blog trop libre »

Crédit photo : Flickr, caitriana


[1] Hésitation que ne rend pas la traduction par ailleurs excellente, ici  utilisée (à l’exception de cette remarque de Smith sur le terme de sympathie) : Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, traduction Michaël Biziou, Claude Gautier, Jean-François Pradeau, P.U.F, 2003

[2] « Lettre aux auteurs de la Revue d’Edimbourg », 1755, in Adam Smith, Essais philosophiques, Paris, Coda, 2006. Si Smith fait droit à de nombreuses critiques de Rousseau contre la société de l’époque, il marque son désaccord avec ses principales conclusions.

Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.