Vers une nouvelle insurrection en Tunisie ?
26 février 2013
Vers une nouvelle insurrection en Tunisie ?
Alors que Basma Choukri, la veuve de l’opposant tunisien assassiné Chokri Belaid est en visite à Paris, le blog « trop libre » donne la parole à Habib Sayah de l’institut Kheireddine, qui reprend ici un article récemment publié à Tunis en anglais et en arabe sur Fikra Forum à propos des graves dangers qui menacent la fragile démocratie tunisienne.
En Tunisie, alors que les projecteurs se braquaient sur la lutte entre le parti islamiste au pouvoir et la coalition qui s’est formée autour de l’ancien Premier ministre Beji Caïd Essebsi, une autre faction faisait son entrée sur scène. Pendant que des dizaines de milliers de Tunisiens se rassemblaient au cimetière du Jellaz à Tunis pour les funérailles de l’opposant assassiné Chokri Belaid, une organisation jihadiste nommée Ansar al-Shari’a en Tunisie (AST) commençait à placer ses pions sur l’échiquier.
La genèse d’Ansar al-Shari’a
Après le départ de Ben Ali, le gouvernement tunisien de transition a libéré un grand nombre de prisonniers politiques appartenant à la mouvance islamiste. Plusieurs vétérans jihadistes avec une expérience de combat en Afghanistan ont bénéficié de cette amnistie, parmi lesquels se trouve Seifallah Ben Hassine, plus connu sous le pseudonyme Abou Iyadh al-Tounisi, le stratège charismatique à l’origine de la fondation d’AST en avril 2011.
Abou Iyadh doit son nom de guerre à ses années de lutte en Afghanistan où il a constitué le Groupe Combattant Tunisien (GCT), une cellule terroriste proche d’Al-Qaeda basée à Jalalabad. Arrêté en Turquie en 2003 pour son implication dans l’assassinat du Commandant Massoud deux jours avant les attaques du 11 septembre 2001, Abou Iyadh est extradé vers la Tunisie où la justice le condamne à une peine de 43 ans d’emprisonnement. Libéré par la révolution, Abou Iyadh capitalise sur le réseau qu’il s’est constitué parmi les détenus ainsi que sur la gloire qui se rattache à son statut de vétéran jihadiste. Avec ces atouts en main, Abou Iyadh n’a cessé de sillonner le pays, prêchant dans les mosquées et embrigadant des milliers de jeunes désormais acquis à ses idéaux jihadistes. Dans l’année de sa création, AST a non seulement réussi à recruter environ 10 000 jeunes salafistes, mais elle a surtout absorbé le mouvement jihadiste naissant.
Jihad: la face cachée du salafisme en Tunisie
AST a fait ses premières apparitions sur la scène publique en agressant des personnalités séculières. En juin 2012, Abou Iyadh ordonne le saccage du Printemps des Arts, une exposition artistique à La Marsa. La veille, il avait reçu l’onction d’Ayman al-Zawahiri, le numéro un d’Al-Qaeda, ainsi que la bénédiction d’Abou al-Mundhir al-Shinqiti, idéologue jihadiste qui a émis une fatwa autorisant les musulmans à se joindre au jihad en Tunisie sous le commandement d’Abou Iyadh. La réaction du gouvernement islamiste à cet incident illustre bien sa passive indifférence à l’égard des nombreuses actions violentes fomentées par AST. En effet, au lieu de mettre un frein à l’escalade de violence perpétrée par AST, le gouvernement tunisien a profité de l’occasion pour blâmer les artistes laïques, tenus pour responsables de l’attaque qui les a visés. A ce moment là, Abou Iyadh avait déjà ouvertement affirmé la nature jihadiste de son projet.
Le 14 septembre 2012, Abou Iyadh lance avec succès l’attaque contre l’ambassade des Etats-Unis à Tunis. En dépit d’une annonce préalable de ses intentions, la police a passivement permis aux troupes d’AST d’envahir la forteresse américaine. Malgré l’insistance du Département d’Etat américain, et nonobstant les preuves indiscutables de l’implication d’Abou Iyadh dans cette attaque, le gouvernement tunisien l’a laissé en liberté, se contentant d’étouffer l’affaire en ordonnant l’arrestation de quelques militants salafistes.
En compétition avec l’Etat
Dans les semaines qui ont suivi l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis, Abou Iyadh a concentré les efforts de son organisation sur les œuvres caritatives. AST a, en effet, distribué de l’eau et de la nourriture dans les quartiers et les campagnes les plus touchés par la pauvreté, mais également fourni des services médicaux gratuits (leurs médecins sont allés jusqu’à émettre des ordonnances médicales sur papier à en-tête Ansar al-Shari’a !). De cette manière, AST a-t-elle non seulement réussi à se construire une clientèle de sympathisants, mais elle tente ainsi de prouver qu’elle a la capacité de remplacer l’Etat dans ses fonctions si jamais la République venait à se dissoudre pour laisser place à une résurrection du califat.
A la suite de l’assassinat de Chokri Belaid, dans un contexte marqué par un mécontentement croissant de la population et par l’incapacité du gouvernement à maintenir son contrôle sur les forces de police, AST a saisi cette occasion pour entrer en compétition avec l’Etat. En l’absence de présence policière dans certaines zones où ont eu lieu des pillages, AST a déployé sa propre milice. Des membres d’AST portant des chasubles orange ont patrouillé dans les rues de nombreuses villes, telles que Bizerte, Kairouan, Sfax ainsi que certains quartiers du Grand Tunis. Ces prétendus « comités de sécurité » prennent généralement la forme de convois comprenant de nombreuses motocyclettes suivies d’une dizaine de camionnettes transportant de jeunes salafistes armés de bâtons, de couteaux et de longs sabres. Intimidant à la fois pilleurs et opposants modernistes, ces patrouilles servaient en réalité un but éminemment politique : occuper la place laissée par la police nationale afin de prouver une fois encore que les salafistes sont mieux placés que l’Etat lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité des citoyens.
Il est intéressant de noter que les comités de sécurité d’AST ont été rejoints par les Ligues de Protection de la Révolution (LPR), ces organisations de la jeunesse islamiste liées à l’aile dure d’Ennahdha. Enclines à la violence tant verbale que physique, les Ligues ont émis à de nombreuses reprises des menaces de mort à l’encontre des adversaires d’Ennahdha, parmi lesquels se trouvait le défunt Chokri Belaid. Cette synergie entre AST et les LPR pourrait signifier que les faucons d’Ennahdha comptent désormais sur Abou Iyadh pour empêcher le renouveau de l’opposition moderniste.
L’ambiguïté des relations entre Ennahdha et Ansar al-Shari’a
Les relations entre Ennahdha et AST ont toujours été complexes. Abou Iyadh entretient des liens privilégiés avec plusieurs leaders appartenant à l’aile dure d’Ennahdha. Parmi eux, le parlementaire Sadok Chourou, qui a publiquement affirmé que ceux qui s’opposent au gouvernement islamiste sont les ennemis d’Allah et qu’ils devaient être démembrés et crucifiés, était l’invité d’honneur du premier congrès annuel d’AST à Sidi Bouzid en 2011. De l’autre côté, les pragmatiques, au premier rang desquels se trouvait l’ancien Premier ministre Jebali, se sont prononcés contre la violence politique et semblent avoir adhéré aux principes démocratiques. Trônant au milieu de son parti, le leader suprême d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, continue d’envoyer des signaux contradictoires à l’opposition séculière et aux partenaires occidentaux, d’une part, et aux salafistes, d’autre part.
Au sein d’Ennahdha, le débat sur l’attitude à avoir avec AST était la question taboue qui pouvait révéler les divisions internes du parti et convaincre certains de ses membres de faire sécession. Le Premier ministre Jebali ainsi que le Ministre de l’Intérieur Ali Larayedh – qui a succédé depuis à Jebali – n’ont alors jamais mentionné AST comme un suspect, encore moins menacé de poursuivre l’organisation jihadiste pour les attaques violentes qu’elle a commises. Outre la peur de voir le parti se scinder, c’est sans doute la crainte de révéler les relations ambigües qu’Ennahdha entretient avec les jihadistes qui a empêché Jebali et Larayedh d’entreprendre des actions décisives.
Vers l’insurrection ?
L’agitation qui a suivi l’assassinat de Belaid pourrait accélérer la mise en œuvre des plans d’Abou Iyadh. L’insatisfaction généralisée constitue l’environnement le plus favorable aux organisations jihadistes telles qu’AST. Le potentiel éclatement d’Ennahdha serait une occasion en or pour Abou Iyadh qui pourrait attirer les durs d’Ennahdha dans une alliance soumise à ses conditions. Le parti de Ghannouchi était, en effet, à deux doigts de perdre le pouvoir. Or, Abou Iyadh a annoncé que dans cette éventualité, les « laïques devront marcher sur nos cadavres ».
Pendant ce temps, les graines de l’insurrection sont en train de germer. Les actions passées d’AST ne sont pas anodines, mais procèdent d’une logique complexe visant à saper l’autorité de l’Etat tout en gagnant le soutien d’une part non négligeable de la population. Si l’on ne parvient pas rapidement à mettre un terme au cycle de la violence politique, AST pourrait déclencher une insurrection à grande échelle. Pour l’instant, il est impossible de d’évaluer avec certitude les chances de succès des salafistes ; mais même dans l’hypothèse d’un échec, une simple tentative de leur part pourrait miner durablement la transition démocratique et déstabiliser le pays qui se trouve déjà dans un contexte géopolitique extrêmement fragile.
Pour un réveil de la société civile
La menace que représente AST étant de plus en plus tangible aujourd’hui, elle devrait être traitée comme une situation pré-insurrectionnelle. A cet effet, des contre-mesures à la stratégie d’AST devraient être prises sans délai. L’Etat et la société civile séculière doivent immédiatement s’atteler à résoudre les problèmes sociaux sur lesquels AST capitalise. Ensemble, ils doivent agir pour assurer la sécurité de la population et fournir des services sociaux aux populations qui en ont le plus besoin, tout en mettant en œuvre une stratégie de communication efficace. De plus, pour contrer les extrémistes, la société civile et les acteurs politiques doivent impérativement proposer une alternative idéologique, non pas nécessairement contraire aux valeurs islamiques, mais plutôt en accord avec l’héritage religieux libéral et tolérant de la Tunisie. Au-delà de tout, il est essentiel que l’Etat et la société civile moderniste commencent à établir un lien direct avec la population tunisienne.
Habib Sayah
Crédit photo : Flickr, busy.pochi
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